La démocratie, plus que jamais !
Il est fréquemment affirmé, en écologie politique, que pour obtenir plus d’écologie, il faudrait plus de démocratie. Face à cette affirmation, il est important de rappeler que la démocratie est un moyen, non une fin et qu’en tant que telle, elle ne défend pas une quelconque option politique.
De façon parfaitement démocratique, et par des citoyens aussi légitimes que tout autre, le choix peut être fait de ne pas protéger le milieu naturel, de ne pas freiner l’économie, de ne pas contrer l’extractivisme, de ne pas réduire les émissions de gaz à effet de serre. Et ce choix peut même être opéré en conscience des risques, tous les votants contre l’écologie n’étant pas nécessairement dans le déni[1]. Certains auront pu choisir de privilégier leurs intérêts immédiats, quitte à mettre en péril l’intérêt collectif à plus long terme, peut-être en ayant conscience qu’ils s’exposaient eux-mêmes à des risques, à cause de leurs propres choix.
Fragilité de la démocratie
La démocratie c’est la possibilité de débattre, de toutes les réponses possibles, à tous les sujets du débat. Sophie Wahnich, historienne, l’a rappelé lors d’une intervention intitulée “La démocratie est-elle un mythe ?” : “Il ne faut pas refouler le conflit, le refuser, au contraire, il faut qu’il soit partout. Il faut qu’il y ait constamment de l’agitation, de l’effervescence, de la possibilité de débattre parce que sans conflit, c’est la division. La division en deux groupes (…) c’est la situation latente de la guerre civile.”[2]
Il n’y a pas de lien entre la démocratie et l’écologie, comme il n’y en a pas entre la démocratie et n’importe quelle idéologie. Ou, en tout cas, il ne devrait pas y en avoir. Le peuple américain a fait le choix de réélire Donald Trump à la présidence des États-Unis, contre la candidate Kamala Harris. Le peuple français pourrait aussi, lors de prochaines élections, placer l’extrême droite, ou l’extrême gauche, au pouvoir. Ces choix sont susceptibles de fragiliser la démocratie.
La démocratie constitue le système politique – imparfait et perfectible, un idéal à toujours poursuivre – le plus favorable à l’entente entre les citoyens, à la minimisation des rapports de force, de la violence entre les classes, à la défense de l’état de droit, à l’empêchement de l’appropriation du pouvoir par une seule classe qui mépriserait, voire maltraiterait le peuple.
La démocratie n’est pas l’écologie, elle est peut-être même le mode de représentativité et de gouvernance qui autorise le plus grand déni des limites physiques à la croissance matérielle et économique. Le développement de la démocratie, au cours de ces derniers siècles, est corrélé avec la période de plus fort développement que l’espèce humaine ait connu, développement lui-même corrélé au plus grand impact de cette espèce sur son milieu. Cette corrélation cache peut-être un lien de causalité. L’essai La solitude est impossible[3], propose d’étudier la nature du lien entre démocratie et destruction environnementale. La démocratie, telle que présentée dans cet essai, aurait accompagné la croissance économique et la destruction environnementale, parce qu’elle organise un débat qui, par défaut, ne s’inquiète pas des limites au développement :
4.9.25 GAUCHE ET DROITE
Dans une société démocratique, la possibilité du choix entre une politique intérieure plus rivale et une autre plus coopérative ne constitue que l’illusion du choix, quand l’orientation générale de la société reste indexée sur le développement par exploitation dérégulée du milieu, dont la connaissance des limites est désormais évacuée du débat politique.
Les sociétés démocratiques sont économiquement indexées sur la croissance. La possibilité de choisir la stabilité économique, voire la décroissance, dans l’objectif de préserver le milieu, donc l’avenir, mais au détriment des avantages matériels de court terme, n’est pas intégrée au débat, qui n’offre comme alternative que des politiques plus ou moins sociales ou individualistes, plus ou moins redistributives ou favorables aux capital, de gauche ou de droite. Sans que les limites des capacités du milieu à supporter la croissance des sociétés démocratiques ne compte, en tout cas jusqu’à aujourd’hui, dans le débat. L’essai La solitude est impossible[4] s’inquiète de l’avenir de la démocratie :
4.9.31 DÉMOCRATIE ET ÉCOLOGIE
La démocratie perpétue l’exercice de l’emprise, malgré la manifestation des limites des capacités du milieu à la supporter. Elle constitue le mode de gouvernance le plus performant dans sa destruction. Si les sociétés démocratiques n’avaient pu organiser les échanges d’information entre leurs membres selon ce mode, elles auraient dû stopper leur évolution dès l’admission complète des limites du milieu.
4.9.32 AVENIR DE LA DÉMOCRATIE
Telles que décrites ici, les sociétés démocratiques sont incapables de s’adapter à l’expression concrète des limites du milieu, puisque leur organisation est fondée sur le plus grand déni de la finitude de ce milieu. Sans évolution, elles s’exposent au dysfonctionnement, à l’effondrement.
Telle qu’elle a existé jusqu’à aujourd’hui, la démocratie ne garantit pas l’écologie. Nous allons donc devoir la défendre, mais aussi la réformer, la faire muter, l’obliger à la révolution, parce que si elle continue à ignorer le monde vivant et humain autour d’elle, elle s’expose à la disparition. Nous devrons, en particulier, protéger la démocratie à chaque fois qu’elle fera face à des idéologies capables de se servir d’elle, pour la détruire ensuite, alors que ces idéologies accéderaient au pouvoir dans l’opposition assumée à toute ambition écologique. Nous devrons donc défendre la démocratie, même si nous échouons totalement à protéger notre milieu, parce qu’il vaudra mieux affronter les risques écologiques ensemble plutôt qu’y ajouter la division, la haine de tous contre tous, la destruction des institutions au service du bien commun.
Démocratie et commun des savoirs
Afin de défendre la démocratie il s’agira, en particulier, de ne plus faire de promesse intenable, en écologie comme dans d’autres domaines. Ne plus faire de promesse intenable convoque la science, et les scientifiques, dans le débat sur l’avenir de la démocratie : il sera crucial de ne plus raisonner à rebours ou de façon circulaire, de ne plus poser comme hypothèses les conclusions qu’on souhaite obtenir, conclusions à partir desquelles on valide ces mêmes hypothèses.
Parce qu’elle conseille les puissants, une science qui se ferait trop alternative, en plus d’être fondamentalement positiviste, ferait prendre des risques politiques et géopolitiques considérables. Si la science ne conseille le politique qu’en travestissant ses propres savoirs, si elle produit même, par anticipation, les études qui répondent aux attentes du politique, elle s’expose au discrédit, elle se soumet déjà à d’éventuels pouvoirs autoritaires, qui l’instrumentaliseraient sans vergogne.
L’écologie scientifique doit se défaire de certains de ses présupposés, qu’elle défend alors qu’ils ne font pas partie du commun des connaissances. Dans la recherche sur la transition énergétique en particulier, toutes les formes d’énergie sont supposées être équivalentes pour les besoins de nos sociétés, au prétexte qu’elles sont toutes convertibles les unes en les autres, dans l’absolu. À partir de ce présupposé ad hoc, les modèles confirment qu’une transition est possible, mais sans jamais que le présupposé ne soit testé. En l’état, la transition énergétique est une croyance[5].
Les enjeux économiques, politiques et géopolitiques de cette illusion sont considérables. Les pays qui croiront s’autonomiser avec des éoliennes, des panneaux photovoltaïques ou des centrales nucléaires, parce qu’ils ne pourraient pas obtenir de ces infrastructures des services équivalents de ceux fournis par les hydrocarbures, sont susceptibles de devenir de simples satellites de puissances qui continueraient à exploiter des énergies fossiles et qui exerceraient alors à leur guise, sur ces pays, leur influence économique et politique. Le piège du techno-solutionnisme se serait refermé sur les techno-candides[6].
Une géopolitique du relativisme énergétique accompagne peut-être déjà les conflits civilisationnels contemporains. La carte ci-dessous indique la localisation des capacités de production d’acier, qui sont au cœur de tous processus industriels, singulièrement de ceux dont dépend la production des éoliennes, des panneaux photovoltaïques et des centrales nucléaires. Nous devons nous inquiéter que cette carte s’articule avec le conflit actuel entre les puissances démocratiques, qui tentent une transition énergétique, et les puissances autoritaires, qui prétendent parfois le faire, mais maintiennent par ailleurs au plus haut leurs approvisionnements en énergies fossiles. La démocratie pourrait être fragilisée, en partie, parce que la science ne parvient pas à critiquer ses propres croyances. L’origine de ce risque est décryptée dans l’article Géopolitique de la transition, du 4 novembre 2024.
Les principaux pays producteurs d’acier : la carte du monde sidérurgique. Source : Expometals.net
Démocratie des émotions
Pour défendre la démocratie il faudra également (enfin !), écouter les émotions des citoyens et des citoyennes, et valider la légitimité de ces émotions. Il s’agira, en particulier, afin d’entendre ces émotions, de ne plus tomber dans les pièges des obscurantismes politiques, de ne plus se laisser impressionner, et soumettre, à leurs épouvantails rhétoriques.
Si, par exemple, le terme “bobo”, inventé par David Brooks, journaliste américain de droite conservatrice, a été instrumentalisé à des fins de discrédit des mouvements progressistes et écologistes[7], sa diffusion dans le débat s’est aussi fait écho du ressentiment réel de populations qui subissent, plus que d’autres, le déclassement économique, ou le sentiment de déclassement. Ces populations trouvent, dans l’accusation en “boboïtude”, un moyen d’expression de leurs émotions. Si, face à l’homme de paille “bobo”, certains scientifiques n’ont comme réponse que la disqualification de l’accusation au moyen d’études, de statistiques, de l’autorité technocratique du chiffre[8], en espérant démontrer que la classe “bobo” n’existe pas sociologiquement, alors l’objectif de l’homme de paille est atteint : des scientifiques, que le peuple assimile le plus souvent à la classe des élites, attestent qu’ils sont incapables d’être attentifs aux émotions qui motivent l’accusation en boboïtude, qu’ils ne comprennent pas la parole du peuple. Cette posture, en surplomb, d’autorité, de surcroît en appui sur la science, est alors très facile à retourner contre les chercheurs et les chercheuses, et dans le même mouvement contre la classe des élites à laquelle il est considéré qu’ils appartiennent.
La démocratie pourrait être fragilisée par le manque d’écoute, par la rationalisation de l’illégitimité des émotions et de la parole populaires, dans l’ensemble par l’invisibilisation, dans le commun des savoirs lui-même, de catégories sociales qui vivent plus tôt que d’autres la réalité ou le ressenti d’un effondrement de leurs conditions d’existence. L’article La montée de l’extrême droite : conséquence du collapswashing ? précise les enjeux politiques de la réactance, face aux discours, y compris scientifiques, qui prétendent répondre aux risques d’effondrement, mais qui ne font en réalité que masquer ce qui s’effondre.
Une démocratie écologique ?
L’écologie désigne, étymologiquement, et au-delà de sa définition politique, “l’étude de l’habitat”[9], c’est-à-dire, pour nous, humains : l’étude de notre relation avec notre milieu naturel, avec la biosphère et l’ensemble de la planète Terre. L’écologie politique, comme le montre l’étude “Climatosceptiques, enquête au plus près de ceux qui doutent”[10], s’est jusqu’à présent tenue éloignée de l’étude de la relation de notre espèce à son milieu, au profit de discours le plus souvent idéologiques et clivants, moralisateurs, qui par ailleurs garantissaient s’appuyer sur la science, mais sans que celle-ci ait validé les prescriptions écologiques politiquement défendues (les modèles, les scénarios, nécessaires pour la recherche, ne peuvent faire office de “preuve”). À ces discours, à ces promesses infondées, par ailleurs sans résultats concrets satisfaisants, la société a répondu par du rejet, par la préférence, dans les urnes, envers des partis aux discours non moins fallacieux, mais plus en phase avec certaines émotions qui sont, quelles qu’elles soient, toujours légitimes.
L’élection de Donald Trump, le 6 novembre 2024, ne doit pas sonner le glas de la démocratie. Et l’écologie, en tout cas l’écologie scientifique, a peut-être un rôle à jouer pour la sauver. Ne pas choisir l’écologie, pour l’orientation de la gouvernance de nos sociétés, est parfaitement démocratique. Si l’écologie politique veut retrouver de l’audience, ne plus se disqualifier à mesure que les observations attestent de son échec à rendre compatibles la production de richesse et la préservation du milieu, elle doit réinvestir son ambition première, elle doit tenter de comprendre de quelle nature sont les relations de l’espèce humaine, dans son ensemble, à son milieu. Et si, à l’issue de cette exploration, il s’avère que l’humanité est incapable de répondre à la fois aux besoins existentiels de tous ses membres, et de préserver la biosphère, l’écologie devra malgré tout contribuer aux arbitrages démocratiques, mais cette fois sans ne plus rien dissimuler des conséquences de ces arbitrages, même à long terme.
C’est en tout cas à cette seule condition que la démocratie se survivra à elle-même : si, pour tout arbitrage, elle parvient à compter pour voix légitime celle de la totalité des humains, d’aujourd’hui, et de demain.
Notes et références
[1] “Climatosceptiques, enquête au plus près de ceux qui doutent”, Parlons climat, novembre 2024, https://www.parlonsclimat.org/_files/ugd/f1dbcf_c292948298fc46ddb38e92491035d878.pdf
[2] Sophie Wahnich, “La démocratie est-elle un mythe ?”, Comprendre et agir, YouTube, 2024 : https://youtu.be/I4V5tsBLwBw
[3] Vincent Mignerot, La solitude est impossible. Essai sur la raison de tout, Éditions SoLo, nouvelle édition 2024, à paraître (plus d’informations en suivant ce lien : https://vincent-mignerot.fr/la-solitude-est-impossible/)
[4] Ibid.
[5] Voir le site Défi énergie, page Comprendre l’énergie
[6] Philippe Naccache, Éric Muraille, “COP29 : l’espèce humaine prise au piège de son techno-solutionnisme ?”, The Conversation, 5 novembre 2024. COP29 : l’espèce humaine prise au piège de son techno-solutionnisme ?
[7] “L’ÉCOLOGIE est-elle vraiment une PRÉOCCUPATION de BOBO PRIVILÉGIÉ ?”, vidéo sur la chaîne de Grégoire Simpson, postée le 4 octobre 2024.
[8] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
[9] Écologie, dictionnaire de l’Académie française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0281
[10] “Climatosceptiques, enquête au plus près de ceux qui doutent”, Parlons climat, novembre 2024, https://www.parlonsclimat.org/_files/ugd/f1dbcf_c292948298fc46ddb38e92491035d878.pdf
Image d’en-tête : “Cette photo combinée montre la vice-présidente Kamala Harris, à la Maison Blanche à Washington, le 22 juillet 2024, et le candidat républicain à la présidence, l’ancien président Donald Trump, lors d’un événement le 26 juillet 2024, à West Palm Beach, en Floride.” @AP Photo, TV5Monde, 10 septembre 2024. https://information.tv5monde.com/international/les-5-mesures-phares-de-kamala-harris-et-donald-trump-2739084
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