Un verre de lait
dans l’océan
Mes réflexions sur la synesthésie, sur les risques écologiques et dans l’ensemble sur l’existence, menées initialement de façon très solitaire, ont obtenu de l’audience grâce à des rencontres souvent inattendues, à des soutiens précieux, également grâce à ma fréquentation des réseaux sociaux. Certains de mes lecteurs, découvrant mes travaux sans assez de contexte, se sont interrogés sur mes motivations, sur la forme parfois singulière de mes écrits, sur leur méthodologie ou leur cadre de référence.
Une découverte, qui se révèle aussi constituer une importante étape de ma vie, est susceptible de mettre en perspective ma démarche passée. Au-delà de cet éclairage, je tiens à partager ce que je comprends mieux aujourd’hui par souci de transparence envers ceux qui me soutiennent ou avec qui je serai amené à collaborer, d’une façon ou d’une autre, à l’avenir. J’investis aussi ce texte comme un témoignage, qui pourra contribuer à la déstigmatisation des marginalités, de quelque nature soient-elles.
En explorant l’actualité de la recherche en psychologie et en sollicitant les spécialistes d’un sujet trop peu étudié en France, j’ai enfin pu comprendre l’origine de mon “atypicité” : au printemps dernier un neurologue a diagnostiqué un TDAH.
Le Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité est un fonctionnement du cerveau méconnu. Il concerne pourtant environ 4% de la population. Sa cause est essentiellement génétique, il est présent dès la naissance et a une influence sur l’ensemble du développement de la personne. Le TDAH impacte les capacités d’attention (absences, rêveries irrépressibles, lecture et apprentissages difficiles), les capacités exécutives (difficulté à engager une action), il perturbe l’appréhension des durées et de la chronologie (planification laborieuse), il génère de la distractibilité (mauvais rapport signal/bruit : tous les stimuli ont la même importance), de l’impulsivité (ne peut s’empêcher de dire tout ce qu’il pense, coupe la parole) et une hyperactivité qui n’est pas toujours motrice mais peut être cérébrale (les pensées ne s’arrêtent jamais de tourner). La présentation des symptômes diffère d’un individu à l’autre, elle est aussi variable en fonction des contextes et du niveau de stress. Paradoxalement, si les conditions de motivation sont satisfaisantes, une personne avec TDAH peut être hyper efficace, “hyperfocalisée” au point même de préférer s’isoler, de se fermer au reste du monde. Hypo- et hyperfocalisation coexistent, les deux pouvant se manifester de façon inadéquate socialement ou professionnellement. L’hyperfocalisation, l’attrait exacerbé pour les défis et le goût pour l’exploration tous azimuts peuvent aussi être des atouts dans certains domaines ou pour certains métiers. Enfin, les symptômes évoluent lors du passage de l’enfance à l’âge adulte, ils deviennent le plus souvent moins spectaculaires mais peuvent rester gênants voire handicapants. Le TDAH à l’âge adulte n’est étudié spécifiquement que depuis peu. Le diagnostic n’est officiellement possible au-delà de 18 ans que depuis 2013 (il n’est posé que si les symptômes sont présents depuis l’enfance).
Les personnes avec TDAH déploient parfois des stratégies efficaces pour pallier le manque d’attention et les difficultés de planification au quotidien. Lorsque les obstacles sont surmontés, il n’y a plus de trouble. Mais la plupart du temps le TDAH c’est subir du réveil au coucher, au cœur même des moments censés être les plus apaisés, une charge mentale saturée. C’est aussi devoir faire jouer le concert des idées alors que le chef d’orchestre préfère rester dans sa loge.
Je le comprends maintenant : mes insomnies et mes inexplicables périodes d’abattement, présentes depuis mon plus jeune âge, mes relations familiales, sociales ou professionnelles ponctuées d’incompréhension et de défiance, mon parcours scolaire et professionnel pour le moins sinueux, une hyperactivité cérébrale orientée vers l’étude transversale et jusqu’au-boutiste des sujets qui me passionnaient et, singulièrement, à la fin de l’adolescence, vers les sujets les plus anxiogènes (pour braver l’anxiété ?), dans l’ensemble l’essentiel des accrocs ou des peines de ma vie – mais aussi d’immenses plaisirs et quelques réussites – sont en grande partie dus à la façon qu’ont mes neurones de me faire explorer et comprendre le réel.
Le TDAH, comme toute originalité, ne doit pas être sacralisé ou dramatisé : on est toujours autre chose que sa génétique, et bien plus que sa génétique. Mais on est aussi contraint de faire avec et, de toute façon, on est tous le bizarre de quelqu’un. Pour ma part, je sais ce avec quoi je dois composer afin d’ancrer l’équilibre personnel et professionnel désormais atteint. Une permanente tempête d’idées dans la tête, c’est trop ; la capacité de concentration d’un verre de lait versé dans l’océan, c’est trop peu.
Je m’intéresserai sans doute au TDAH de façon plus approfondie, en particulier à sa phénoménologie, dont une part semble s’illustrer dans ma façon de travailler : reconstruction du réel “éléments par éléments”, pensée en liens plutôt qu’en objets, déploiement du champ des représentations sans toujours atteindre de contour (défaillance de la fonction “stop”), attrait irrépressible pour le saisissement et la formalisation de la cohérence d’un “tout”, etc. Le TDAH fait-il vraiment voir le monde différemment[1] ? L’étude de l’origine de ce fonctionnement neurologique, de son influence sur la personne autant que de sa place dans les sociétés humaines éveille ma curiosité. Pour autant je ne me ferai pas l’oreille ni le porte-voix des TDAH, des spécialistes le font déjà très bien.
Je recommande ce podcast qui, en trois épisodes de vingt minutes donne l’essentiel des clés de compréhension, grâce à des témoignages aussi troublants que touchants. Pour en savoir plus sur le sujet et trouver les liens vers les principaux professionnels et vulgarisateurs je recommande le site créé par ma compagne, Lucile : Vivre avec le TDAH à l’âge adulte.
Vincent Mignerot
[1] Les hypothèses proposées en 2014 dans le livre Synesthésie et probabilité conditionnelle pourraient être réétudiées sous le prisme du TDAH.
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