Sortir de la production ou sauver des vies, une réponse à Bruno Latour
Dans un article pour le média AOC, Bruno Latour, sociologue et philosophe, envisage le monde après la pandémie. Il propose de sélectionner, parmi les activités que nous aurons mises en suspens pendant le temps de confinement, celles que nous souhaiterons conserver contre celles dont nous pensons déjà pouvoir nous passer. En citant une thèse en cours (Plantes animées. De la production aux relations avec les plantes – Dusan Kazic), Bruno Latour envisage le rétablissement d’un rapport plus respectueux à la nature et invite même à « sortir de la production ».
Bruno Latour : « C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensable, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être. »
Mais l’ensemble des activités productives, depuis l’agriculture jusqu’à l’industrie des puces électroniques en passant par celle des machines à laver est nécessaire à la création de richesse. Par l’entremise des taxes la production finance les services publics, l’enseignement, la recherche, les aides sociales. La production définit également la performance économique globale d’un pays, performance qui détermine sa souveraineté sur la scène internationale. La production, dont il n’est aucunement nié ici qu’elle est destructrice des équilibres écologiques vitaux, est ce que fait l’humain pour acquérir des avantages adaptatifs et défendre ses intérêts dans la compétition pour l’existence (voir l’ouvrage Transition 2017 : Réformer l’écologie pour nous adapter à la réalité). Il n’est aujourd’hui aucunement démontré qu’il soit possible, sans production, de faire vivre 8 milliards d’humains dans les meilleures conditions possibles en fonction des circonstances. Envisager, en plus de la sortie de la production – et sans décroître ! – la restauration d’un rapport harmonieux au vivant paraît hautement spéculatif, et est largement discutable d’un point de vue historique et anthropologique (voir La Nouvelle histoire du Monde par Laurent Testot, éditions Sciences Humaines, également cette interview pour Philo Mag : Agnès Sinaï / Vincent Mignerot – Le Covid-19, un tournant écologique ?).
Les propositions de Bruno Latour semblent rejouer ce « refoulement du distributif » décrit par Laurent Mermet, ancien professeur de sciences de gestion à AgroParisTech. Nous pouvons comprendre le distributif comme qualifiant la distribution des possibles existentiels en fonction des capacités d’emprise des communautés humaines sur les ressources naturelles. L’humain exploite son milieu, les avantages obtenus sont distribués au sein de l’humanité. Deux conférences de Laurent Mermet permettent d’explorer cette notion et ses implications dans les prescriptions écologiques : Qui peut agir sur qui pour éviter la fin du monde? Une réponse à Aurélien Barrau et Nous n’avons jamais décollé – une réponse au “Où atterrir?” de Bruno Latour. Les propositions politiques qui ne tiennent pas compte de ce que l’exploitation productive des ressources permet à des humains d’améliorer leur condition à court terme, et même parfois tout simplement de vivre sont déconnectées de la réalité. Elles dissimulent aussi la compétition qui régit l’exploitation des ressources, c’est-à-dire les irréductibles rapports de force instantanés et historiques qui permettent ou non la distribution d’une richesse que la production aura permis de générer.
La pandémie est une illustration de circonstance du rôle de la production dans la défense des intérêts collectifs : une moins grande activité passée et présente, en particulier relativement à d’autres pays, c’est une plus grande difficulté pour négocier sur les marchés l’achat des masques de protection contre les pathogènes, pour obtenir ressources et moyens pour fabriquer des respirateurs, pour mettre en place des tests et faire de la recherche sur les vaccins (le débat n’est pas ici celui du manque d’anticipation de cette pandémie). Bien qu’on puisse le déplorer, afin de développer une médecine performante et rendre les soins accessibles au plus grand nombre, il faut produire. Cette production impacte le milieu, mais sert les intérêts de l’humain.
Les espérances magiques générées par des propositions qui relèvent presque de l’oxymore – inventer un socialisme qui conteste la production – les rendent attrayantes mais inapplicables. L’invisibilisation du lien insécable entre les humains et la distribution des produits de l’exploitation des ressources invisibilise des membres de la communauté humaine (voir à ce sujet la conférence Écologie, fracture sociale et violence). N’existant plus dans le débat – puisqu’ils sont censés pouvoir vivre sans production – ils se retrouvent d’emblée écartés de la nécessaire réforme, justement, des modèles de distribution, préconisée par exemple par Gaël Giraud afin de sauver « l’outil productif » et, surtout, sauver des vies. En temps de déclin civilisationnel, l’existence des plus dépendants à la puissance productive pourra être en premier remise en cause. Même s’il le faut idéalement demain, il ne sera pas possible d’abandonner volontairement la production, cela serait aussi abandonner des humains. Simplifier les arbitrages en négligeant certains de leurs termes permet d’esquiver la réflexion sur les causes historiques et matérielles des inégalités. Cette simplification relève même peut-être d’une forme de déni de réalité ou de violence morale qui ne s’assume pas, à plus forte raison qu’il peut être difficile d’accepter pleinement sa propre position privilégiée, sur le critère spécifique du distributif.
Le débat politique, en particulier écologique, doit désormais se confronter à l’irréductibilité de la contrainte de la rivalité dans la gestion des choix individuels et collectifs. Cette rivalité dans l’appropriation des ressources nécessaires à l’existence risque malheureusement de faire réadopter à nos sociétés, après la pandémie, une trajectoire économique sensiblement aussi délétère pour le long terme qu’elle l’était auparavant. Mais faire comme si la rivalité n’était pas le principal régulateur des orientations économiques risque de générer de faux espoirs toxiques pour la cohésion de nos sociétés. Ces faux espoirs feront craindre la rupture du dialogue entre le peuple et le pouvoir, motiveront des révoltes au titre de promesses qui ne pourront jamais être tenues, ruineront la confiance que l’on devrait porter à ceux qui tentent de trouver des trajectoires plus vertueuses pour demain.
Dans un monde parfait, celui qui n’existe que dans nos récits, nous pourrions sortir de la production. Peut-être faire tomber le capitalisme, et même la civilisation. Sans cela, dans le monde réel, le long terme de l’existence humaine pourrait être remis en cause. Mais la production, le capitalisme et la civilisation font aujourd’hui exister des humains qui n’existeraient pas sans ces moyens développés par l’humanité pour servir ses intérêts (voir la conférence : L’impasse de l’anticapitalisme – Sciences Po Lyon).
Préconiser d’abandonner ce qui permet la vie du plus grand nombre reste une option politique. Cet énoncé implique alors la responsabilité d’exprimer clairement aux plus fragiles qu’ils seront les premiers à disparaître.
Vous a-t-il effleuré l’esprit que les plus fragiles ne sont précisément les plus fragiles que parce qu’ils vivent dans la forme grotesque qui nous sert de monde actuel ? Et que le terme même de “fragile” est grotesque car il désigne ceux qui endurent ce que beaucoup d’entre nous, grattes papiers et escarmoucheurs par blogs interposés, seraient bien incapables d’encaisser plus d’une semaine ? Pensez-vous que ces gens si fragiles se laisseraient mourir de faim sitôt qu’on leur ôterait leur gagne pain misérable ? Les gestionnaires du désastre, candidats nombreux à un secteur d’avenir, ont pour habitude de dépeindre les personnes un peu plus conséquentes en doux rêveurs, mais dont les songes utopiques ne pourraient mener qu’à la mort de masse. C’est une hypothèse, qui plus est bancale. En attendant et du côté des faits, ce sont les gestionnaires pragmatiques qui nous tuent en prétendant nous garder en vie.
et bin dis donc, c’était vraiment pas clair, pas argumenté. inhabituellement pauvre. Vincent, je pense surtout que tu n’as pas expliqué ce que tu voulais dire. Reprend un moment pour mieux expliquer.
Merci pour cette superbe démonstration. Magnifiquement argumentée et étayée par des propos de personnes respectivement éminentes dans leur spécialité.
Sortir de la production, c’est sortir de l’emprise. Et sortir de l’emprise, pour nous humains, c’est juste mourir. Merci pour cette remise en place, en l’absence tellement regrettée de Laurent Mermet pour le faire.