Paix absolue, Photo par Anders Jilden

L’avenir de l’humanité : la paix absolue ?

Paix absolue, Photo par Anders Jilden

Le 30 décembre 2014, le magazine en ligne Slate publiait un article sur la violence dans le monde, rédigé non par un journaliste mais par deux experts : Andrew Mack, spécialiste de la sécurité internationale et Steven Pinker, professeur de Psychologie à Harvard.

Selon les recherches de ces spécialistes, l’ensemble de l’humanité n’a jamais connu une époque aussi paisible. Sauf disparités locales ou ponctuelles qui ne modifient pas la tendance générale, le taux d’homicide baisse, de même que les violences envers les femmes, envers les enfants, les génocides et les massacres de civils sont en recul et dans l’ensemble le nombre et l’intensité des conflits armés semble diminuer.

Ces données sont étonnantes, quand les indicateurs de ce qu’on pense être les causes des conflits et des haines sont tous au rouge (disponibilité de l’énergie et des ressources, climat détérioré, rendements agricoles en baisse, destruction directe de la faune et de la flore dont nous dépendons plus ou moins directement… lire la synthèse des données sur le site Adrastia.org).

La diminution de la violence correspond-elle à une période de répit, celle du point culminant de l’évolution humaine, avant la survenue du chaos pour cause de fin concrète des ressources et de destruction de l’équilibre écologique vital ?

Singularité écologique, Limits Growth, Meadows

Limits to Growth, The 30‑Year Update

Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers

Ou alors, et de façon contre-intuitive, un effondrement pourra-t-il rendre le monde moins dangereux encore ?

Envisageons que l’humanité puisse vivre son déclin chaque jour avec moins de violence, et voyons en quoi cette hypothèse n’est pas à écarter.

Cet article devait être publié la semaine des attentats en France, notamment contre Charlie Hebdo (7 janvier 2015). Une seule phrase a été modifiée depuis, mise en exergue en rouge dans la conclusion.

Le coût de la violence

« Deux grands problèmes pendent sur le monde : la guerre doit disparaître et la conquête doit continuer. »

Victor Hugo – Napoléon le petit, 1852

Quelle que soit sa cause originelle et sa nature, et en-dehors des cadres du jeu et du pathologique, pour s’envenimer et mener à une forme de violence, un conflit doit assurément donner l’espoir d’une issue favorable. La résolution de l’opposition doit promettre à la fois au vainqueur de profiter au plus vite de ses gains (ressource, territoire, symbole) et que ce profit soit un minimum durable, sans que l’ennemi vienne le contraindre trop immédiatement.

Parce qu’oser le conflit expose au risque de le perdre, la décision de la guerre, le risque de l’agression ne s’estiment pas à la légère. Aujourd’hui, parce que les ressources et l’énergie sont de moins en moins abondantes, le rapport investissement / bénéfice / risque n’est plus favorable, et il est possible que des chocs trop violents ne soient structurellement plus possibles.

La rivalité pour les ressources et l’énergie existera toujours. Mais en situation de déclin généralisé des approvisionnements, cette rivalité pourra redevenir ce qu’elle est toujours lorsque la possibilité du profit se réduit : régulatrice. Ce n’est que l’ouverture des potentialités de développement qui peut motiver à la guerre1. Sans potentialité, la rivalité oblige à l’adoption d’un comportement raisonné, visant à la conservation, autant que possible, de l’existant (Essai sur la raison de tout § 4.7.2).

1 – Si le Taux de Retour Énergétique est un bon indicateur des potentialités de développement, pourrait-il être aussi un bon indicateur du niveau de violence des civilisations, en particulier celles du pétrole ?

L’humanité, un système dissipatif comme un autre

L’évolution de l’organisation des sociétés humaines pourrait bien être encadrée par cette lecture généralisée des principes de la thermodynamique (Essai sur la raison de tout § 2.4.18) :

THERMODYNAMIQUE ET ENTROPIE

Tout système de relation d’objets est contraint de constituer la plus grande complexité possible au regard de ses capacités à créer de la complexité. Toutefois, selon les contraintes de l’évolution, seules les configurations de relation d’objets les plus stables peuvent être conservées.

L’évolution choisit toujours les plus stables des solutions les plus complexes.

Dans les systèmes vivants comme dans les systèmes humains, lorsque les flux de ressources sont importants, la compétition est stimulée, la complexité et la diversité augmentent. Lorsque les flux diminuent, la complexité et la diversité diminuent aussi, jusqu’à un seuil où l’existence même est remise en question : état de stabilité ultime d’un système qui n’a plus les moyens de maintenir sa dynamique (lire l’article : Écologie : trop tard pour agir… depuis toujours).

Si vis pacem, para bellum

Qui veut la paix prépare la guerre

Cette locution signifie peut-être alors simplement : conquérir et défendre par la force, au plus vite et au mieux les territoires afin d’établir un réseau de circulation des flux optimisés depuis les sources vers les consommateurs, qui rende impossible toute spoliation future de ces territoires, puisqu’ils permettront d’établir des défenses intrinsèquement trop puissantes pour être remises en cause. Toute constitution de moyens d’attaques plus puissants devient impossible, les meilleurs territoires disposant des meilleures ressources pour ce faire ayant déjà été conquis.

Selon cette interprétation de la locution latine, le système anthropotechnique actuel de dissipation d’énergie et de consommation de ressources (pour le plus grand plaisir de ceux qui en profitent) est en passe d’atteindre la « perfection » et de ne plus être soumis à aucune instabilité : tous les territoires ont été conquis, les flux de ressources circulent à vitesse et tension maximale.

Les conflits du 20ème siècle ont asservi les pays où les ressources se trouvent aux pays où les consommateurs vivent, et les dirigeants des pays asservis sont devenus corrompus juste ce qu’il faut pour continuer à vendre ces ressources à l’étranger plutôt que d’en faire profiter leurs propres peuples, qui d’ailleurs ne paieraient pas assez cher ces ressources pour les valoriser vraiment.

Il doit ne rester aujourd’hui que quelques interrogations mineures pour savoir où passeront les derniers pipelines ou pour savoir qui profitera encore des champs les plus fertiles, mais globalement personne ne remettra en question (sauf à pérorer), le bon fonctionnement de la méga machine, parce que tous les emplois, dans le monde entier, en dépendent désormais directement. Ceux qui n’ont pas d’emploi ou souffrent de leur avilissement et qui souhaiteraient se rebeller ne feront pas plus tomber cette méga machine, parce qu’ils n’en ont pas les moyens. En outre, alors que les coûts d’extraction et de transformation des ressources explosent, parce qu’elles sont de plus en plus difficiles d’accès et que l’énergie se raréfie, faire tomber le seul système capable de générer suffisamment de richesse pour les exploiter malgré tout est se condamner soi-même immédiatement (la méga machine nous condamne aussi, mais à un horizon un peu plus lointain qu’un conflit immédiat).

Les flux depuis les lieux d’extraction jusqu’aux lieux de consommation sont parfaitement optimisés et verrouillés, leur ralentissement ne proviendra plus d’un retournement de situation géopolitique ou économique, mais du tarissement du pétrole et du reste, ce contre quoi personne ne peut rien, d’autant moins avec une guerre, forcément très énergivore.

Il ne nous reste plus qu’à vider les stocks

L’Armageddon est passé

« Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire — même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l’histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. »

Jean Anouilh – Antigone

Ces ultimes conflits annonçant la fin du monde, que tant de récits mythologiques ont prédit (Les fins du monde, de Jean-Noël Lafargue) ont peut-être eu lieu… hier, et nous en serions les survivants en sursis, sans que nous le comprenions, ou admettions vraiment. Le 20ème siècle a bien été celui de l’incommensurable horreur, de la violence absolue, industrialisée, facile, totale… dépassant tout ce qui aura pu être fantasmé dans les pires récits eschatologiques.

Paix absolue, Recent past violence decline

In the recent past violence is on the decline

Nous vivons désormais l’après du combat ultime mais aucune mythologie ne pouvait anticiper cette histoire, parce qu’elle n’était pas pensable a priori (notre cerveau ne sait pas spontanément penser « en moins », négativement). Les prophètes anciens avaient raison sur la survenue de conflits mondiaux et finaux, mais ils ne pouvaient pas imaginer qu’il subsisterait après eux quelques temps de survivance avant l’irrémédiable déclin. D’ailleurs, les fictions post apocalyptiques qui ont prédit des guerres sans fin après un effondrement (Mad Max !), à défaut de pouvoir expliquer la négativité d’un affaiblissement ont sans doute projeté sur la décadence les réflexes d’adaptation de la croissance, qui ne tiennent plus désormais.

La troisième guerre mondiale n’aura sûrement jamais lieu mais nous sommes réellement en sursis et nous le devinons plus ou moins consciemment, comme la fascination contemporaine de certains pour les morts vivants pourrait éventuellement en témoigner.

La paix, une bonne nouvelle ?

En aucun cas ni pour la nature, ni pour les esclaves de la modernité, et les laissés pour compte pâtiront d’une souffrance augmentée de l’indifférence générale.

La souffrance sera toujours présente, ne serait-ce que parce que les inégalités et l’exploitation ne disparaîtront pas instantanément, étant constitutives des sociétés humaines et nécessaires au profit, plus basiquement, nécessaires pour ne plus avoir la démographie, le niveau de confort et de sécurité de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs (note : la pathologie ne disparaîtra pas non plus, à elle seule cause de souffrance pour l’individu malade lui-même ou envers autrui parfois).

Parmi les humains les esclaves resteront nombreux et continueront à souffrir beaucoup, sûrement de plus en plus, à mesure que les puissants perdront de leurs propres moyens et seront moins enclins à repartager de leurs avantages (en particulier pour la santé). Mais ces esclaves ne se rebelleront pas pour autant, puisque si les puissants se garderont bien de leur laisser suffisamment de latitude d’action, il n’y aura de toute façon objectivement plus assez de moyens pour se battre, et plus grand chose à gagner.

Soyons par ailleurs honnêtes, nos inquiétudes envers notre prochain, à propos de l’état du climat et de la fin des ressources ne restent qu’à l’état de belles paroles et de projets procrastinateurs, personne n’ayant vraiment fait la seule chose qui pourrait diminuer les pressions que nous exerçons tous : réduire définitivement notre niveau de vie en baissant volontairement et drastiquement nos revenus. Mais si personne (ou un nombre infinitésimal d’humains) n’opère cela concrètement c’est peut-être parce que le risque de ne plus faire partie des exploitants et de passer du côté des exploités est trop grand. Il est d’ailleurs difficile de comprendre en quoi le bien-être matériel de celui qui ne fait que vociférer contre la destruction de l’environnement est moins destructeur de l’environnement sous prétexte de la vocifération. Clamer qu’il faut protéger la planète n’annule en rien que « Tous les plaisirs, tous les avantages de l’humanité sont toujours pris à quelqu’un et à quelque chose, dans l’espace et dans le temps » (Essai sur la raison de tout § 11.16). Si vous n’êtes pas chasseur-cueilleur, le mal est fait, et irrémédiable.

La période de décroissance forcée à venir fera découvrir à l’humain une situation originale : sans plus se faire la guerre pour le progrès, puisque celui-ci sera contraint, l’humanité pourra connaître une souffrance subie et incontrôlable, celle des inégalités persistantes, et celle du manque. La pression verticale sur les peuples et l’environnement (les animaux souffrent aussi !) sera de plus en plus forte et irrévocable, jusqu’à l’épuisement total.

Le terme « total » est d’ailleurs parfaitement adapté, nous avons conquis la totalité des territoires dans un environnement fini, ce sont bien des contraintes totales qui vont être à l’œuvre, bien régulées sur la prise de risque, mais qui n’empêcheront pas la souffrance, loin s’en faut (contraintes totales au format de totalitarismes politiques, économiques, écologiques, concrétisées par des privations de tous ordres et inévitables. Voir l’article Écologie et totalité).

Un avenir désœuvré, mais apaisé

Contre toute attente, il est possible que la paix soit inéluctable.

Individuellement, nous nous bagarrerons toujours à la sortie des boîtes de nuit et nous subirons encore les assauts erratiques des psychopathes, des pervers et des drogués en souffrance. Collectivement, des militants écologiques mourront à nouveau pour leurs espoirs, les drones continueront à commettre des assassinats plus ou moins ciblés, les territoires où se trouvent des derniers réservoirs à siphonner resteront des lieux de rudes conflits armés, quelques dictateurs asserviront encore par la force les peuples les plus rebelles, les états fascistes manipuleront les esprits et corrompront leurs alliés pour mieux les soumettre… des « terroristes » commettront des attentats revanchards, et s’ils resteront marquants ils pourront eux aussi devenir de plus en plus rares car ils favoriseront l’amélioration des défenses des pays attaqués et le verrouillage hégémonique de leurs relations internationales.

Mais globalement le monde pourra être plus serein.

Si les potentiels d’existence se réduisent, la simple vie devant les contraintes implique la solidarité, non tant par choix que parce que dans un système en décroissance, fermé et soumis à la compétition, en permanence fragilisé et remis en question par un environnement de moins en moins stable à cause des effets du réchauffement climatique, il faut s’entraider, réduire ses exigences, réguler son comportement ou mourir. Le repli sur soi que pourront d’ailleurs choisir certains désignera des cibles trop évidentes pour des communautés plus vastes et solidarisées, en tentative permanente de restabilisation et qui pourront de l’extérieur aisément couper les approvisionnements de ceux qui se seront isolés.

Même les inégalités ne sont pas éternelles. Inégal ne veut pas dire indépendant, d’autant moins que c’est par le travail des plus pauvres que les riches s’éloignent d’eux. Encore une fois, si les potentialités se réduisent, l’exploitation est de moins en moins possible, donc l’enrichissement, donc l’inégalité… Nous vivons un temps encore très déséquilibré, qui n’est stable que parce que les approvisionnements le sont encore. En déclin prolongé, la richesse perdra automatiquement de la valeur, et les inégalités se réduiront progressivement.

Paix absolue, Inégalités humaines

L’Humanité.fr : Partout les inégalités explosent. Fin de la théorie du ruissellement ?

Le plus grand risque durant le déclin, pour notre moral et pour ce que nous sommes sera le désœuvrement et, pire, le travail improductif. Peu à peu ne plus pouvoir rien faire de ce qui nous fait être humains, n’être condamné même qu’à agir pour faire tenir debout autant que possible des infrastructures en déliquescence, en perdant à chaque réparation les potentialités de la réparation. Chaque jour qui passera proposant moins de possibles que le précédent, nous serons peu à peu empêchés de tout, même du maintien de notre situation « en l’état ». Nous serons dans les décennies à venir bien trop occupés à gérer le déclin pour nous agresser mutuellement, et nous devons apprendre à le penser pour avancer dans ce monde nouveau sans les œillères du monde d’hier.

Que l’hypothèse d’une paix pour demain soit pertinente ou non, il faut nous exercer à la négativité, afin de ne pas laisser ce champ ouvert au nivellement par le bas, qui pollue nos médias et nos esprits d’idées moralisatrices, condescendantes voire ouvertement clivantes, communautaristes, xénophobes… d’une manière générale à la peur artificiellement construite et aux irrationalités qui sont aussi intellectuellement et moralement inconsistantes qu’inutiles. Nous pouvons nous en passer et continuer à avancer, puisque nous n’avons pas le choix, mais dignement, honnêtement.

En résumé, la seule violence qui restera possible sera comparable à celle qu’on observe dans la nature, c’est-à-dire la violence nécessaire à la vie ou à la survie, sans aucune autre qui ferait prendre un risque immédiat. Nous allons redécouvrir progressivement la régulation de la vie par la vie (Essai sur la raison de tout § 3.4.14 Bénéfice commun), puisque ce qui a fait de nous des humains, l’exploitation dérégulée des ressources, ne sera à terme plus possible, faute de ressources. L’avenir de l’humanité ça n’est pas la violence, c’est la paralysie, la pétrification progressive.

Alors que nous pouvions nous attendre à un déclin à la fois chaotique et violent, l’avenir pourrait être finalement assez calme. L’humanité aura tellement atteint à l’équilibre écologique vital qui permet son existence, et elle en pâtira tellement, qu’elle pourra être privée du luxe de se détruire volontairement. Vivre et mourir de la seule souffrance qui provienne de la contingence, aussi maîtrisée que possible.

Être et partir en paix ?

Notes :

Cet article force peut-être le trait et laisse place éventuellement à quelque naïveté, mais l’hypothèse de la paix pour les décennies à venir n’est plus à exclure. Quoi qu’il en soit, gardons-nous désormais d’estimer de notre peur en suivant les préconisations des médias et des fragiles, et suivons les chiffres (voir références ci-dessous).

Références :

Our world in data

Pinker, S. The Better Angels of our Nature. Viking Books. ISBN: 9780670022953.October 04, 2011. Paperback 832 pages (in English)

Riddle, K. (2010) Always on My Mind: Exploring How Frequent, Recent, and Vivid Television Portrayals Are Used in the Formation of Social Reality Judgments. Media Psychology 13. Taylor and Francis.

Dossier magazine Sciences Humaines – Violence : les paradoxes d’un monde pacifié – Bibliographie du dossier Sciences Humaines

Article en ligne : Non, la violence n’est pas en augmentation, alors que cherchez-vous dans l’Aikido? – Guillaume Erard

Slate– Non, le monde n’est pas en train de sombrer dans le chaos

Paix absolue, Seconde guerre mondiale par Neill Halloran

Seconde Guerre Mondiale : un bilan humain – Neill Halloran – Traduction et narration en français par Victor Plonka

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