Médias, commerce des illusions et fin du monde
Toute utilisation d’internet pour parler d’écologie est un non-sens absolu.
Toute utilisation de tout média pour parler d’écologie est un non-sens absolu. Ci-après une illustration de cette absurdité grâce à l’émission Last chance to See, diffusée sur la BBC.
Mise à jour du 16 juillet 2019 : l’impact écologique d’internet, par Jean-Marc Jancovici :
Étude illustrative de l’impact d’une émission sur l’écologie
L’émission Last chance to see (la dernière chance d’observer), diffusée pour la première fois sur BBC2 entre septembre et octobre 2009, propose de suivre un reporter aventurier qui traque et filme les espèces en voie de disparition. Cette émission illustrera pour cet article de quelle façon il peut exister au sein de l’humanité un « commerce de la bonne conscience », une économie de la représentation positive, utile au maintien de notre exploitation de l’environnement.
Afin de mieux comprendre le rôle d’un média (télévisuel ici, mais de toute nature), dans l’avancée paradoxale de l’humanité vers son autodestruction, il nous faut tenter de reconstruire la chaîne de causalité qui permet l’existence de Last chance to see. Il est impossible de la considérer entièrement bien sûr, l’esprit humain étant incapable d’agréger un si grand ensemble d’informations, aux ramifications potentiellement infinies.
Reconstruire cette chaîne de causalité ne pourra se faire que partiellement. Commençons par exemple par inventorier l’équipement du reporter. Cet équipement (a minima une caméra et une batterie, mais certainement aussi des instruments de prise de son, des supports d’enregistrement, une ou plusieurs sources d’énergie auxiliaire et de quoi les recharger…) constitue déjà en soi un ensemble d’artefacts hautement technologiques, issus de nombreuses découvertes scientifiques et du labeur créatif de quantité d’ingénieurs. Ces instruments n’ont pas été conçus du jour au lendemain, ils sont l’aboutissement de développements faits à partir d’autres instruments plus archaïques, sans l’existence desquels ils n’auraient pas pu être conçus. L’histoire de la création de ces outils est longue, mais il faut tenir compte également de l’histoire de l’industrie sans laquelle ils n’auraient pu être produits. Il serait impossible, parce qu’infiniment cher, de produire directement à partir de quelques données scientifiques et empiriques les objets utilisés par le reporter. Leur existence dépend aussi d’une fabrication à très grande échelle, non seulement d’autres modèles équivalents, mais aussi de tous les modèles qui les ont précédés, qui ont permis l’abaissement des coûts de fabrication par la vente en masse. Dans les années 1940, la caméra P16 se vendait à quelques milliers d’exemplaires, en 2008, la production au Maroc de 100 millions de capteurs correspondait à 10 % du volume total. Le nombre de caméras produites depuis 100 ans, tous modèles confondus, sans lesquelles aujourd’hui un journaliste ne pourrait pas capter les derniers instants d’une espèce, s’estime en milliards.
L’appareil d’enregistrement que porte le journaliste pèse déjà extrêmement lourd, simplement par lui-même, sur le bilan écologique de l’émission Last chance to see. Mais nous n’avons considéré que les premiers maillons de la chaîne. Le reporter aventurier parcourt le monde en avion, bateau, voiture, chacun dépendant, au même titre que la caméra, d’une histoire industrielle longue elle aussi et qui aura consommé beaucoup d’énergie pour s’écrire. Sans cette industrie, le journaliste aurait évidemment dû se déplacer par ses propres moyens physiques. La production de l’émission Last chance to see ne serait pas envisageable sans les ressources techniques que nous avons évoquées. Mais elles dépendent elles-mêmes de ressources humaines. Il faut imaginer le nombre de techniciens, en amont et en aval, qui mettent en œuvre l’émission. Il faut se rappeler que celle-ci est diffusée par la BBC, lancée en 1922, qui est un groupe audiovisuel international, constitué de milliers de salariés… et qui s’adresse à des centaines de millions d’auditeurs et spectateurs ! C’est d’ailleurs leur assiduité consumériste qui permet le financement du grand groupe de la BBC. Ce vaste public lui est donc indispensable et il faudrait considérer toute l’histoire des moyens qui lui ont permis de suivre cette chaîne (a minima un logement, un poste de télé et l’électricité…) pour comprendre comment Last chance to see parvient à être produite…
La continuation de la description de la chaîne de causalité permettant l’existence de l’émission Last chance to see est impossible. Nous vivons dans un système de relations d’objets extrêmement ramifié, en outre perpétuellement changeant. Tenter d’en décrire toute l’arborescence nous expose très vite aux limites de notre cognition, ainsi qu’à une mise en abîme presque déstabilisante. La description minutieuse de l’histoire causale des phénomènes semble pourtant la seule qui nous permette d’avancer vers leur compréhension la plus objective possible.
Serait-il possible que l’émission Last chance to see existe sans ce que nous avons évoqué, et tant d’autres choses ? Aucun objet de cette “matrice” ne le pourrait sans tous les autres et toutes leurs histoires respectives. Et le perroquet – le dernier peut-être de son espèce – que nous voyons à l’écran, visé par la caméra et nos yeux curieux n’est lui-même qu’un modeste acteur de ce grand assemblage. Son malheur vient de ce que le système anthropotechnique qui le regarde est la cause première de sa disparition, parce qu’il pollue son air et abat les forêts où il vit.
Quelle est donc, au sein du système de relations entre l’humain, la Terre et la vie, la place de Last chance to see ? Quel est son intérêt si, manifestement, cette émission participe pleinement à la destruction de l’environnement ? Quel est notre intérêt à nous, spectateurs, de la regarder et comment faisons-nous pour ne pas voir l’évidence : Last chance to see condamne le perroquet qu’elle filme ?
L’essai La solitude est impossible envisage que quelles que soient nos bonnes intentions et quoi que nous pensions du monde, nous ne soyons pas capables d’exister en tant qu’humains sans détruire notre environnement. La description de l’esprit humain proposée dans cet essai tente d’expliquer aussi comment l’évolution a pu nous doter des capacités qui nous ont permis, depuis toujours, de gérer ce paradoxe existentiel.
Nous avons appris progressivement à reconstruire, à partir des informations provenant de la réalité perçue, des représentations partielles (notre pensée), capables de dissimuler les dégâts inhérents à l’activité humaine. Cela nous a permis d’organiser nos comportements non pas selon une description fidèle de la nature, mais selon ce que nous pensions qu’elle pouvait ou devait être en fonction de nous. Les symboles, le langage, les arts rupestres… et la vidéo pourraient ces moyens que nous aurions déployés dans cet objectif.
La BBC a tout intérêt à promouvoir Last chance to see. Cette émission est ce qui peut se faire de plus efficace pour aider les humains à camoufler les perceptions désagréables d’un monde en déliquescence, avec des images plus enjôleuses, plus flatteuses. L’enregistrement vidéo du perroquet autorise notre cerveau à croire en la permanence de son existence, comme les musées d’histoire naturelle nous rassurent, alors qu’ils n’exposent que des squelettes et des animaux empaillés. Notre réalité de substitution est faite d’images donnant l’illusion de la pérennité à des êtres disparus ou en passe de l’être. Participant pleinement au besoin de la communauté de se cacher la réalité de la destruction du monde par son exploitation, le travail du reporter miséricordieux favorise la pérennisation de l’acquisition des richesses par cette exploitation et, ainsi, aide à assurer les revenus de la BBC.
La condition sine qua non à la substitution des représentations inavouables du réel par de plus agréables mais fictionnelles tient en la constitution artificielle d’une ligne de clivage entre l’ensemble des informations définissant le réel et l’ensemble de celles définissant les représentations substitutives. Nous ne voyons pas que Last chance to see détruit voire accélère l’anéantissement du monde car notre esprit ne fait jamais (ne peut pas faire ?) le travail de reconstruction de la chaîne de causalité décrite succinctement ici.
Toutes nos actions, quelles qu’elles soient, et quoi que nous en disions, favorisent le maintien du système anthropotechnique dont elles dépendent et qui est néfaste à la vie. Le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée. C’est la mauvaise foi.
Notes :
Les travaux de l’écologue Franck Courchamp (médaille d’argent du CNRS) montrent notamment comment, paradoxalement, rendre publique l’imminence de la disparition d’une espèce accélère sa disparition. Ce paradoxe est appelé effet Allee anthropogénique, expliqué notamment dans cette émission de France Inter. Last chance to see n’est-elle pas un exemple de ce paradoxe puisqu’elle motive sans aucun doute le spectateur au voyage, si hostile aux habitats naturels ?
Aucun reportage dit “nature” ne peut honnêtement revendiquer participer au sauvetage du monde, aucun ne peut nier accélérer sa destruction, par aide au maintien de la bonne conscience :
Article à propos du film documentaire Océans : « Océans, la fresque documentaire réalisée par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud sur le monde sous-marin, a nécessité deux ans de préparation, quatre ans de tournage dans une cinquantaine de sites, soixante-dix expéditions. Douze équipes ont été nécessaires pour explorer les mystères du grand bleu, ainsi que la fabrication d’une caméra numérique, glissée dans un caisson étanche hydrodynamique, dans un globe de Plexiglas ou dans des torpilles, et d’un engin mi-air mi-eau capable de filmer simultanément sur et sous la surface de l’eau. »
Le film Home – dont les images sont magnifiques – a été tourné en partie grâce à une caméra stabilisée, la Cinéflex, conçue à l’origine pour l’armée. « Le système Cinéflex avait été développé par des militaires US pour une « aide au tir » et en imaginant un lance-missile ou une mitraillette à la place de la caméra on comprend assez bien où ils voulaient en venir » (source).
Le film Il était une forêt porte aussi bien son titre que sa diffusion dans le monde entier nous aide à construire un souvenir déculpabilisant des forêts primaires exsangues, alors que nous grignotons en observant le spectacle de la nature une confiserie au chocolat et à l’huile de palme.
Cet article et l’ensemble de ce site participent aussi à la destruction du monde.
Références :
Internet favorise le marché noir de produits dérivés d’animaux
Franck Courchamp, L’écologie pour les nuls
Site internet de Franck Courchamp
BBC2 : Last chance to see
Légende de la vidéo sur YouTube :
Stephen Fry and zoologist Mark Carwardine head to the ends of the earth in search of animals on the edge of extinction.
In New Zealand the travellers make their way through one of the most dramatic landscapes in the world. They are on a journey to find the last remaining kakapo, a fat, flightless parrot which, when threatened with attack, adopts a strategy of standing very still indeed.
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