L’espoir, ce nouvel obscurantisme ?
Comment l’espoir nous a condamnés.
Pourra-t-il aussi nous sauver ?
« L’espoir c’est un leurre.
Quand on n’arrive pas à réparer ce qui est cassé, on devient fou. »
Mad Max – Fury Road (citation ajoutée en 2015)
Une page se tourne. Pour l’humanité bien sûr, pour la vie, pour la Terre, nous le savons déjà. Mais aussi pour ce que nous pensons connaître de nous-mêmes. Nous nous interrogeons aujourd’hui sur les crises écologiques, économiques, financières, auxquelles l’humanité a toujours dû se confronter, mais avec une inquiétude plus profonde : nous craignons désormais qu’elles soient les signes précurseurs de notre fin.
Analyser les processus en jeu au cœur des phénomènes critiques actuels engage à comprendre au mieux ce qu’est l’humanité et, particulièrement, son inscription existentielle dans l’évolution. Il nous faut estimer ce qui nous différencie vraiment des autres êtres vivants et en quoi la problématique écologique contemporaine ne serait peut-être que l’aboutissement d’un mode de relation particulier, mais d’origine naturelle, à l’environnement. Une telle compréhension de la nature humaine doit bien sûr se faire dans le respect des lois de la physique et de la thermodynamique, que l’on pourrait résumer pour ce sujet en rappelant la formule d’Antoine Laurent de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Nous faisons partie d’un système dynamique, la Terre, dans lequel tout semble être interdépendant, dans l’espace et dans le temps. Si nous considérons que Lavoisier ne s’est pas trompé, tout ce qui est transformé sur cette Terre en provient et y reste (hormis l’énergie du soleil), et si tous les phénomènes terrestres sont bien interdépendants, chacune de ces transformations modifie tout le reste du système, dans l’instant et à terme.
Nous envisageons traditionnellement que ces enjeux systémiques sont trop complexes pour être totalement compris, et leur nature chaotique nous empêche toute prédiction quant à leur devenir. S’il semble en effet que nous ne serons jamais capables d’intégrer toutes les informations qui régissent l’organisation du monde, il ne paraît pour autant pas impossible d’en définir le sens évolutif global, et à quelles lois générales tout ce qui existe obéit.
Présente sur Terre depuis 3,8 milliards d’années, la vie a su optimiser l’exploitation des ressources en énergie et en matière première pour son bénéfice, dans une solidarité qui lui a permis de s’adapter et résister jusqu’à présent à toutes les variations de son environnement.
Alors que les premiers hominidés sont apparus il y a 6 ou 7 millions d’années, Homo Sapiens (nous) n’est âgé que de 200 000 ans* et n’est devenu progressivement sédentaire que depuis 10 millénaires. Les temps humains, qui paraissent longs, ne sont qu’une fraction d’instant dans l’histoire de la Terre.
La vie dans son ensemble, par les processus de sélection naturelle, optimise ses compétences dans l’exploitation des ressources disponibles. Homo Sapiens, certainement au long de dizaines de milliers d’années de compétition avec d’autres hominidés, est parvenu à affiner ces compétences dont il est l’héritier, jusqu’à ne plus être soumis directement à la régulation de la vie par la vie. Affranchi du travail solidaire pour le bénéfice du vivant, l’humain parvient à s’octroyer pour lui seul les avantages qu’il est possible d’obtenir grâce à la richesse et à la très grande diversité de son environnement terrestre.
Le détournement des ressources, utilisées pour l’ensemble du vivant avant l’apparition de l’humanité et depuis par notre espèce pour son bénéfice principal, implique selon la physique la réduction progressive des capacités de la vie à assurer son propre équilibre, donc celui de l’humain à terme puisqu’il en dépend strictement.
C’est à cet écueil existentiel que le genre humain a été confronté dès son apparition : comment exploiter l’environnement en ne subissant pas les effets négatifs immédiats et délétères à long terme de cette exploitation ?
Posons alors l’hypothèse que, grâce à des capacités cognitives et à des facultés d’adaptation déjà très performantes (et présentes à l’état prototypique chez d’autres êtres vivants), l’humain a pu organiser sa relation à l’environnement en séparant géographiquement et logistiquement les lieux d’exploitation des lieux de bénéfice, afin de subir le moins directement possible les effets de la déséquilibration de ses échanges avec le milieu naturel. Cette organisation géographique et logistique lui aurait permis, progressivement, de modifier ses schémas perceptifs et ses représentations : la réalité pouvait devenir clivée, il était possible aux humains de différencier en eux ce qui était profitable à leur adaptation et à l’augmentation de leur confort, en ne considérant plus la perturbation de l’environnement, rejetée, mais qui restait nécessaire à l’acquisition de ces avantages.
C’est ce mouvement adaptatif qui serait à l’origine de notre singularité. Dans la réalité, ce qui fait progresser l’humain a toujours un impact sur l’environnement ou d’autres humains. Dans notre esprit, ce que nous faisons subit une interprétation abstraite, immatérielle, désincarnée, qui nous autorise l’illusion d’être affranchis des lois de la nature.
Ne prenons qu’un seul exemple : la création de parcs naturels, de zones protégées, dont l’intention est sans doute louable. Mais si l’on observe cette organisation géographique, circonscrite, avec du recul, nous comprenons différemment les bénéfices que ces îlots artificiels nous procurent : issus de la volonté des plus aisés d’entre nous, ces territoires sont à l’image de notre pensée, ils constituent une localité aux allures sympathiques dont nous extrayons les représentations les plus favorables (notre conscient) afin de les substituer aux dégâts que nos besoins auront fait alentours (représentations rejetées, camouflées dans notre inconscient). Nous obtenons ainsi l’avantage artificiel de ne pas avoir à adapter nos comportements à la réalité mondiale en réduisant notre impact écologique mais à celle, locale, que nous avons créée artificiellement et qui nous rassure quant à l’innocuité revendiquée, mais fausse, de nos actions.
La Terre est constellée d’îlots protégés entourés de territoires exsangues et d’espèces moribondes. Et ces îlots, puisque la Terre est un système, ne parviennent plus désormais à maintenir leur propre richesse ; les effets du réchauffement climatique se font ressentir partout, ceux-ci ayant l’outrecuidance de ne pas s’arrêter aux panneaux « zone protégée ».
Cet exemple (et tant d’autres, que je ne pourrais citer ici) montre comment nous parvenons, depuis toujours, à maintenir possible notre développement malgré notre pressentiment des risques : en clivant dans le réel et ensuite dans notre esprit notre relation au monde.
La particularité des moments que nous vivons actuellement est que nous arrivons à la fin des capacités de la Terre à supporter l’éloignement logistique et géographique des lieux d’exploitation, de destruction. Le déni devient de plus en plus difficile, les interprétations erronées tiennent moins bien. Nous avons eu l’illusion de vivre dans un monde où les produits de consommation courante apparaissaient ex nihilo (ce retour étonnant de la croyance en la génération spontanée dans nos cultures prétendument si rationnelles) et nous nous retrouvons à devoir considérer un principe de réalité qui revient du refoulé avec la plus grande force.
Le questionnement sur une possible solution pour éviter l’écueil écologique et économique engage directement la question de notre capacité à modifier l’évolution des systèmes qui nous font vivre. Nous avons vu que si nous avons toujours mesuré ces capacités dans le rejet de leurs effets négatifs – leur attribuant ainsi des propriétés presque magiques – il faudra désormais tenir compte de tout ce qui définit une action, de toute sa consommation d’énergie, de toutes les ressources dont elle a besoin pour opérer, et ne pas oublier que quoi qu’elle modifie localement ou ponctuellement du monde, cela aura toujours des conséquences sur l’ensemble.
Ainsi de la dynamique existentielle. Nous ne sommes pas soumis à la compétition seulement entre nous, humains, mais aussi avec les éléments et la vie, qui avancent tout autant vers l’optimisation de leur organisation.
Le contexte de crise nous oblige à considérer la réduction de notre impact négatif sur l’environnement. Nous devrions réduire nos besoins en énergie, freiner l’industrie, idéalement stopper l’extraction et la consommation des ressources non renouvelables. Mais il ne faudra pas omettre de considérer que cette « décroissance », éminemment souhaitable, aura pour effet direct de réduire nos capacités à réguler notre propre existence face aux contraintes naturelles, extérieures à l’humanité. Comment pourrons-nous, avec moins d’énergie, maintenir fonctionnels le traitement des eaux usées, la collecte des déchets, le pompage des eaux fluviales et maritimes (qui dans certaines villes empêche l’inondation des métros), comment pourrons-nous assurer le refroidissement des centrales nucléaires et de leurs déchets, pérenniser les services de santé, la production et la distribution de l’alimentation pour le plus grand nombre, la protection de l’humain contre les parasites, les épidémies de toutes sortes (la malaria est par exemple de retour en Grèce)… ?
Le moindre ralentissement de l’économie perturberait la dynamique du système et le rendrait aux éléments naturels, qui n’ont jamais eu besoin de l’humanité pour se porter bien. Tout lâcher prise de notre part augmenterait le risque d’emballement systémique, favorable à la restauration autonome de la nature à terme, mais immédiatement préjudiciable pour nous.
Que reste-t-il alors, si nos illusions ne tiennent plus et que nous ne sommes pas, malgré ce dont nous étions artificiellement persuadés jusqu’à aujourd’hui, en capacité de modifier toujours le cours de l’évolution pour notre intérêt ? La vie nous a engagés dans une voie merveilleuse mais à l’issue très sombre, sans que nous l’ayons ni vraiment envisagé à l’origine ni même souhaité… et sans nous avoir laissé les moyens de l’éviter.
Au regard de ces contraintes, trop brièvement résumées ici, la seule question qu’il soit encore possible de se poser n’est pas comment changer le monde, ni même pourquoi nous en sommes arrivés là. La seule question que nous pouvons encore nous poser est qui ?
Qui arrivera le mieux à maintenir un bel et performant imaginaire, alors que la réalité s’enlaidit ? Qui se protégera le mieux, matériellement, des risques systémiques ? Lesquels, parmi nous, survivront le plus longtemps ? Et à qui, finalement, reprocherons-nous notre propre immobilisme ?
Ne faisons pas mine de découvrir ces questions. Elles se lisent en filigrane dans les magazines et les émissions de télé, les films, les livres : lesquels d’entre nous sont les plus heureux, les plus moraux, les plus beaux, les plus riches, les mieux équipés, ceux qui vivront le plus longtemps ? Qui fera le mieux le commerce des illusions nécessaires au maintien de l’activité humaine, en tirera bénéfice pécuniaire et absolution morale (ajout du 5 septembre 2022, voir l’article : Greenwashing versus collapswashing) ?
La nouveauté vient de ce que l’expansion humaine est terminée parce que la Terre est un environnement fini. Les illusions tombent mais les questions restent les mêmes… et les possibles [qui ont augmenté pour l’humanité durant la période de croissance économique] ne s’adressent plus à tout le monde.
Je n’ai évidemment rien contre la démocratie, les bonnes volontés ou l’humanité dans son ensemble. Je ne souhaite que le meilleur pour tous, je ne défends rien, aucun système politique, aucune morale, contre une quelconque autre opinion considérée arbitrairement et subjectivement moins bonne. Mon intention n’est que de comprendre comment le monde fonctionne, pourquoi nous avons toujours avancé vers sa destruction [toute variabilité locale ou ponctuelle de l’intensité de l’emprise humaine sur son milieu comprise] et pourquoi nous continuons à le faire, malgré ce que nous pensons être notre libre arbitre.
Après la longue histoire du développement des croyances animistes, de notre foi envers les divinités, de nos illusions de liberté et de démocratie, l’espoir (terme générique couvrant le vaste champ des interprétations arrangeantes de la réalité) peut être vu désormais comme une forme ultime d’obscurantisme, celle, dernière, dont nous ne pouvons absolument pas nous passer tant elle nous protège efficacement. L’espoir est cet indispensable accessoire de l’esprit qui nous montre un agencement optimiste mais fantasmé de la réalité, derrière lequel se déroule l’histoire concrète de notre fin.
Le contexte de crise nous oblige aujourd’hui à retrouver le lien au-delà du clivage, à reconstituer la chaîne de causalité qui nous attache à la totalité du monde anthropotechnique et vivant, objectivement. Cette redécouverte de notre histoire, si elle ne nous sauvera pas, nous fera peut-être définir ce qui est la dernière espérance possible et la mienne en tout cas : pour une réconciliation avec notre prochain et nous-mêmes, tenter d’accepter notre nature et nos problématiques communes, même si elles sont difficiles, plutôt que de nous en prétendre affranchis.
Serons-nous capables d’assumer ce que nous sommes ?
Pour aller plus loin, ouvrage Le piège de l’existence : Pourquoi ne parvenons-nous pas, malgré nos talents et nos meilleures intentions, à orienter le cours de notre évolution aussi bien que nous le souhaiterions ?
Illustration depuis PhiloMag :
© Dupuy & Berberian pour PhiloMag
*Article rédigé avant les dernières découvertes de Jean-Jacques Hublin sur l’âge d’Homo Sapiens : 300 000 ans.
Relecture le 5 septembre 2022 : liens mis à jour, corrections de forme et ajout de précisions (entre crochets).
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