Méthodologie universelle : de quoi dépend l’objet ?
Cet article est un extrait de l’ouvrage Le Piège de l’existence, extrait repris et complété en août 2019.
Devenu l’animal aux capacités d’adaptation les plus performantes sur Terre, l’humain a dû, au fur et à mesure de son développement, optimiser ses capacités cognitives afin de gérer l’impasse évolutive face à laquelle il se trouvait. Désormais capable de profiter des ressources de son milieu au-delà des capacités de ce milieu à réguler son action, l’humain risquait de se mettre directement en péril, par sa propre action. L’acquisition progressive de la capacité à ne considérer des interactions avec le milieu que celles qui étaient favorables, tout en rejetant les informations qui témoignaient d’une prise de risque par impact négatif sur les équilibres écosystémiques est devenu progressivement un avantage dans la compétition pour l’existence.
La capacité acquise par l’humain de traiter favorablement une partie des informations du réel (de tous les objets et de chaque objet) en en rejetant une autre est la seule qui lui soit exclusive, selon l’Essai sur la raison de tout (partie 4). Toute autre particularité (l’utilisation des outils, la possibilité de communiquer par le langage, la culture, la transmission de cette culture, le rire, les larmes, la conscience de soi…) serait peu ou prou une évolution de traits comportementaux ou de compétences déjà présentes dans le règne animal et probablement chez de nombreux hominidés qui ont disparu, dominés et peut-être éliminés par notre espèce. Les progrès du langage humain, des modalités d’échange et d’emprise sur le réel auraient simplement été favorisés par la nécessité de traiter en communauté sélectivement les informations provenant du réel, dans la négociation avec soi et l’autre du rejet ou de l’éloignement de soi-même ou du groupe des effets négatifs de l’action (Essai sur la raison de tout chapitre 4.2).
Mais le traitement sélectif des informations provenant du réel, s’il est la raison de l’originalité évolutive de l’humanité, produit un effet sur la connaissance du monde : elle ne peut être que lacunaire. Elle l’est d’autant plus que la première information qui soit rejetée, pourtant intrinsèque à la définition de tout objet, est que l’objet est nécessairement lié, dans l’histoire et l’instant, à tous les autres objets de l’Univers*. Cette information doit être niée ou contournée efficacement car elle est celle qui porte ce qui empêcherait la progression adaptative de l’humain : toute action de transformation de l’objet a un effet sur d’autres, si cette transformation ne peut être régulée par la vie (si elle ne bénéficie qu’à l’humain) elle lui porte préjudice ainsi qu’à la possibilité de maintenir à terme la vie même de l’humanité.
Aussi raffiné et subtil soit le langage, si mystérieux soit le phénomène de conscience, si admirable notre talent à manipuler les outils, ce que nous sommes nous coupe nécessairement de notre propre histoire et de l’histoire universelle. Nous sommes ignorants et nous nous posons des questions existentielles vertigineuses, mais cela nous est indispensable, nous serions autrement submergés par l’angoisse – justifiée – que notre action, indubitablement, détruit ce dont dépend strictement notre corps vivant (Essai sur la raison de tout partie 6).
Ce que peut l’humain, dont l’animal est incapable et qui vient différencier leur cheminement évolutif, c’est acquérir un avantage adaptatif en oubliant l’ordonnancement optimisé du monde pour le bénéfice de l’ensemble, permettant l’acquisition d’un profit direct et exclusif. La conséquence pour l’humain de son propre talent est l’ignorance de l’ordre universel des choses, le questionnement perpétuel, l’angoissante difficulté de ne pouvoir être soi qu’au prix d’un irréductible insu de soi-même.
La question de la vérité, tout au moins celle du « sens de la vie » a bien une temporalité : exactement celle de l’histoire de l’humanité. S’interroger sur le sens de l’existence n’est possible que si quelque chose n’est pas dit, est dissimulé ou inaccessible (quelque chose reste caché, d’une façon ou d’une autre), et c’est la fonction première de l’esprit que d’effectuer judicieusement ce processus d’évitement des informations que nous craignons. Chercher à comprendre l’entièreté du sens de notre existence reviendrait à contrecarrer l’esprit, la conscience, à aller à l’encontre de leur fonctionnement naturel. Cheminer vers la « vérité », serait tenter de reconstruire les liens que tissent les objets les uns avec les autres, au-delà de ce que nous en connaissons pour notre intérêt premier (Essai sur la raison de tout chapitre 10).
La difficulté de cette démarche tient en ce que contrarier la fonction de clivage de l’esprit provoque la mise en défaut du corps physique lui-même, au travers duquel se déploient nos émotions. Outrepasser les défenses psychiques c’est forcer le corps à intégrer l’information que l’individu qu’il fait porte des contradictions existentielles potentiellement insurmontables. Révéler ces contradictions rappelle nécessairement que se déplacer par exemple en véhicule motorisé, manger à sa faim des produits raffinés et variés tout au long de l’année ou bénéficier d’un téléphone portable met en difficulté – indirectement mais indubitablement – l’espoir de ce corps de pérenniser son existence ou celle de sa communauté d’appartenance à terme, et plus encore d’assurer pour lui-même une descendance protégée ou qui puisse simplement survivre au cœur d’un milieu trop impacté. Une part de notre angoisse existentielle provient de la cohabitation en nous à la fois des informations sur les effets bénéfiques des progrès adaptatifs et de la souffrance que ces progrès engendrent, souffrance connue et crainte, mais qui doit rester dissimulée pour que nous restions fonctionnels.
Ce sont nos propres émotions qui nous empêchent de dépasser le clivage adaptatif. Nous ne voulons sincèrement pas consommer des produits dont nous savons qu’ils impactent notre avenir et admettre à la fois qu’ils impactent notre avenir, au moment même où nous les consommons. Notre esprit est capable de dissocier les savoirs et l’action, il nous permet de ne pas croire ce que nous savons et c’est ce clivage qui nous coupe de ce que nous sommes vraiment.
Nous ne pouvons pas à la fois penser notre existence comme inscription dans une totalité, et agir en fonction de ce que dirait de nous cette totalité.
Mais si la vérité nous est à tout jamais inaccessible, est-il encore possible de cheminer vers elle ?
Omettre ne serait-ce qu’une infime partie des liens instantanés et historiques de dépendance existentielle qui font l’objet réel ou de pensée est ne pas le connaître absolument, objectivement. Illustrons comment nous pourrions malgré tout, au-delà de nos limites cognitives et de nos propres défenses, compléter nos connaissances sur le monde, en particulier concernant certaines questions cruciales pour notre avenir.
– L’écologie est-elle possible ?
Nous ne parvenons à considérer qu’un produit peut être écologique que parce que nous ne tenons pas compte du système anthropo-technique qui a permis de le produire, système qui est inévitablement destructeur dans l’instant et dans l’histoire. Nous opérons une sélection stratégique de l’information lorsque nous bâtissons par exemple une maison « Haute Qualité Environnementale » : nous oublions que l’histoire de l’ingénierie du bâtiment qui la précède, la conception, la préparation, le transport, la mise en œuvre des matériaux de haute qualité utilisés auront bien plus pollué que l’éventuel gain énergétique à venir… et qu’une maison qui ne pollue pas reste une maison qu’on ne construit pas. De même, pour ne pas polluer en voiture il ne faut pas utiliser de voiture, et nous ne sommes de toute façon capables de l’utiliser que si en même temps que nous conduisons nous ne percevons pas la totalité de l’histoire du système industriel destructeur qui aura été indispensable à sa fabrication. D’une façon générale, toute action humaine est impactante pour le milieu, de même pour une action prétendue protectrice de l’environnement, parce que toute action dépend nécessairement d’une population qui détruit ou a détruit par ailleurs.
– Quel parti propose la meilleure politique ?
Quel serait un pays dont l’orientation politique serait unilatéralement orientée vers une seule des options idéologique possibles, sans aucune considération de ses opposés (que nous montre l’histoire à ce propos ?) ? L’existence d’un parti ne dépend-elle pas justement de ses contradicteurs, sans lesquels les critères de la distinction n’auraient plus de valeur (Essai sur la raison de tout chapitres 4.4 et 4.5) ? Le contenu idéologique d’une option politique peut-il avoir aucun sens sans l’idéologie contre laquelle il s’oppose, dont il dépend totalement pour se définir lui-même ? L’enjeu de la démocratie n’est-il pas alors de maintenir possible un débat et une alternance afin de créer l’illusion d’une possible pertinence idéologique absolue et d’une liberté (Essai sur la raison de tout chapitres 4.7 et 4.8, ainsi que la Loi de la dichotomie à l’axe) ?
– La guerre est-elle nécessaire ?
Nous déplorons le plus souvent les morts et la souffrance provoqués par les armes. Avons-nous correctement estimé des bénéfices matériels dont nous profitons et dépendons qui n’ont pu être obtenus que par la force ? Avons-nous accepté que la possibilité même de critiquer la guerre n’est possible que dans une situation de confort moral et matériel obtenue… par la guerre ?
Et ainsi pour toutes les problématiques possibles. La question de la dépendance de l’objet, au-delà de ce que nous préférons voir d’eux permet de cheminer vers la compréhension la plus neutre possible des enjeux existentiels.
Le dernier écueil auquel sera toujours confronté l’esprit humain est constitué des limites de ses capacités. Il est sûr que personne ne parviendra à connaître tous les liens définissants d’un objet, quel qu’il soit, ce qui reviendrait à faire tenir l’Univers entier dans un esprit, à toutes les échelles d’espace et de temps. C’est pour cette raison qu’Essai sur la raison de tout travaille non pas à reconstituer les liens eux-mêmes mais les lois auxquels ils sont soumis et qui régissent toute organisation, pour tous les objets possibles.
L’Essai sur la raison de tout envisage un cadre méthodologie qui permettrait d’aborder le réel en réduisant le risque de la subjectivité, de traitement partiel et partial de l’information. La méthodologie proposée pourrait se résumer ainsi (troisième partie : De la vérité et de son évitement, § 10.2.5) :
Au regard des contraintes de la cognition, de l’adaptation et de la compétition humaines, il n’est qu’une seule question à poser pour avancer vers la vérité : de quoi tout objet dépend-il pour exister, au-delà des seuls liens le définissant qui soient favorables à l’existence humaine ?
*La théorie des multivers indique que des Univers différents pourraient ne pas partager la même histoire. Mais cela ne réfute pas que, dans notre Univers, tous les objets sont causalement liés.
Laisser un commentaire