Décroissance, collapswashing et démagogie


Plan

1  Une science qui s’arrange avec la réalité

2  Une décroissance populiste ?

3  Faire décroître le collapswashing


Le journal The Lancet Planetary Health a publié récemment une étude qui évalue le soutien public à la décroissance[1]. Les chercheurs ont voulu distinguer l’adhésion aux idées concrètes derrière la décroissance de l’attitude spécifique vis-à-vis du terme “degrowth”, et examiner comment différents traits individuels (psychologiques, socioéconomiques…) influencent le soutien ou le rejet. Au Royaume-Uni, entre 74 % et 84 % des sondés sont favorables à la proposition globale, respectivement avec le label “décroissance” ou non. Aux États-Unis : le soutien se situe entre 67 % et 73 %[2].

Un tel soutien peut surprendre, en particulier parce que jusqu’à présent, aucune possibilité de réduire “l’utilisation des ressources” ainsi que “la production et la consommation” sans impacter le PIB, soit les revenus des citoyens et des citoyennes n’a été scientifiquement démontrée, encore moins observée[3]. Les penseurs de la décroissance restent incapables de quantifier l’impact sur les revenus de la mise en œuvre d’une décroissance, malgré des débats d’apparence méticuleuse mais dont la sophistication fait plutôt craindre la tentative désespérée de ne pas répondre à la question du devenir du pouvoir d’achat en temps contraint[4]. Or la stabilité (voire la croissance) des revenus et du pouvoir d’achat constitue la première préoccupation des citoyens et des citoyennes[5].

Les personnes interrogées pour cette étude avaient-elles bien conscience qu’en l’état des connaissances et des observations, une décroissance des flux physiques implique une décroissance globale des revenus ? L’étude aura peut-être investi une forme de collapswashing : une “communication qui occulte les effets indésirables ou contre-productifs des stratégies dont l’ambition est de pallier les risques de déclin ou d’effondrement”.

1   Une science qui s’arrange avec la réalité

Les auteurs de l’étude décrivent ainsi la “proposition de décroissance complète” qu’ils ont présentée aux personnes interrogées :

“La proposition de décroissance complète utilisée dans cette étude résume les principaux aspects de la décroissance tels qu’ils apparaissent dans la littérature, sans utiliser explicitement le terme ‘décroissance’ et reprend plusieurs éléments clés de cette approche économique : à savoir, que les pays à revenu élevé réduiraient la production et la consommation nuisibles et non essentielles afin de contribuer à la réalisation des objectifs écologiques ; que le bien-être serait amélioré en garantissant l’accès universel aux services publics, à un logement abordable, à un emploi rémunérateur et à un salaire décent ; que le contrôle de l’économie (production, utilisation des ressources et services publics) serait progressivement démocratisé ; que les pays du Sud (c’est-à-dire les économies en développement d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie) seraient libérés des schémas d’appropriation et en mesure de réaliser le développement humain ; et que les améliorations de l’efficacité technologique seraient poursuivies parallèlement aux principes de suffisance. La proposition complète de décroissance correspond à la manière dont cette approche économique est généralement présentée par les spécialistes de la décroissance, soulignant ses principes fondamentaux et sa position critique à l’égard du système actuel.[6]

Cette description complète assume pleinement de ne pas s’inquiéter de l’effet sur les salaires d’une réduction de la production et de la consommation (nuisibles ou pas, essentielles ou non). Il est présupposé que cette réduction n’impacterait pas le bien-être, au contraire même, sans se référer à aucun matériel ou aucune observation qui en attesterait : il n’est pas précisé comment financer des “salaires décents”, ni comment ces salaires décents seraient distribués dans la société, et surtout s’ils seront toujours aussi décents au fil du temps. Il n’est pas non plus tenu compte du risque rival c’est-à-dire des effets économiques, politiques et géopolitiques d’une décroissance locale face à d’autres pays qui ne feraient pas ce choix pour eux-mêmes.

L’étude assume de ne se référer qu’à “l’approche économique généralement présentée par les spécialistes de la décroissance” et elle revendique ne pas se préoccuper des critiques “pour ou contre” la croissance :

“Notre objectif était d’évaluer la réaction du public face à cette vision authentique, telle qu’elle est généralement défendue par les partisans de la décroissance, plutôt qu’aux différents arguments pour ou contre la croissance.[7]

Déclarant qu’une vision “authentique” de la décroissance est celle de ses partisans, l’étude peut aisément conclure que le public adhère aux fondamentaux de la décroissance, sans s’inquiéter que ces fondamentaux soient biaisés, et partisans :

“Ces résultats mettent en lumière une observation simple mais essentielle : la résistance du public à la décroissance ne tient pas au fond du concept, mais au manque d’occasions de le communiquer comme un tout cohérent et porteur de sens.[8]

Les auteurs ne manquent pas d’ajouter une couche de confusion à la conclusion de leur étude, précisant que les niveaux de revenu n’influencent pas l’adhésion à la décroissance mais cela s’entend, puisque l’étude n’énonce pas aux personnes interrogées qu’il existe peut-être un couplage entre une décroissance matérielle et une baisse des revenus :

“Il est important de noter que les indicateurs socio-économiques tels que le revenu annuel (après impôts), la satisfaction des revenus et le sentiment de sécurité dans l’environnement n’ont pas permis de prédire de manière significative le soutien à la proposition dans son intégralité. Ce résultat suggère que les personnes les plus aisées pourraient ne pas s’opposer à la décroissance, malgré l’accent mis sur la réduction de la production et de la consommation superflues.[9]

Les auteurs évacuent totalement les possibles critiques de leur enquête, les réserves quant à la pensée décroissante subissant d’emblée un déshonneur par association : la critique est réduite à celle de “groupes d’intérêts et de médias partisans” :

“Toutefois, ce constat ne signifie pas que l’adoption politique de la décroissance se ferait nécessairement sans opposition. Si elle est introduite, la décroissance pourrait se heurter à une forte résistance de la part de groupes d’intérêts et de médias partisans, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis, où divers médias et secteurs d’activité sont susceptibles de s’attaque à de telles propositions dès leur entrée dans le débat public. L’adoption de la décroissance dépendra probablement d’efforts déployés dans le débat public à de multiples niveaux, allant d’une communication et d’une organisation politique efficaces à la coordination d’initiatives permettant de relier les actions locales aux réformes économiques nationales et mondiales.”

L’étude assume finalement que la décroissance se présente non comme un discours scientifique rigoureux mais comme un parti pris politique qui se défendra comme n’importe quel autre, par une communication elle aussi partisane.

2   Une décroissance populiste ?

Ce type d’étude fait assurément croître la frustration des “décroissants contrariés”, celles et ceux qui préfèrent parler de la contrainte sans rien dissimuler de ses effets sur le quotidien de toutes et tous. Ici la décroissance n’est pas expliquée, elle est travestie. Les auteurs pratiquent un authentique collapswashing, ils prétendent décrire un avenir possible mais à partir d’hypothèses hors-sol, qui décident arbitrairement que le bien-être est un indicateur indépendant du pouvoir d’achat et des revenus[10].

Pourtant certains chercheurs, tels Nathanaël Wallenhorst[11], rappellent que “L’Europe de 2049 sera marquée par le surgissement de la pénurie[12]“, précisant que si la décroissance est bien inéluctable, elle ne saurait être indolore : “La décroissance est une évidence biogéophysique. La croissance est un fantasme d’un point de vue biogéophysique. La décroissance est une évidence. De combien ? On doit passer de 9 tonnes de CO2 à 2 tonnes. Diviser par 4,5. Et les émissions sont corrélées aux revenus. Donc diviser par presque 5 le salaire médian.[13]

Une décroissance qui occulte les indicateurs des efforts collectifs à fournir face à la contrainte met en œuvre une forme d’obscurantisme malheureusement comparable aux procédés d’un Trump avec les sciences de l’environnement : elle casse les thermomètres. Les narratifs de décroissance promus par cette étude utilisent des procédés typiquement dénialistes, puisque ces narratifs proclament qu’il existe des réalités à ne pas penser, en particulier le coût de la décroissance. L’étude arbitre de surcroît le débat en piétinant la démocratie et à la façon des tyrans, puisqu’elle impose au public que ce débat se joue selon les termes des “partisans de la décroissance”, sans tenir compte des “différents arguments pour ou contre la décroissance[14]“.

En répétant à l’envi que la décroissance est indolore économiquement – et socialement – certains de ses promoteurs ouvrent plus grand encore la fenêtre d’Overton du relativisme dans lequel le politique s’engouffre aujourd’hui. Ce mouvement est d’autant plus dangereux que le public ne s’attend pas à ce que des procédés aussi populistes (ne dire que ce que les gens préfèrent entendre) traversent des prescriptions écologiques et sociales, supposées œuvrer pour le bien commun. Pourtant motivés par les meilleures intentions, mais parce qu’ils euphémisent ou masquent franchement les conséquences concrètes de la décroissance sur la vie quotidienne, certains narratifs se font marchepied pour les extrêmes politiques, qui retournent contre la décroissance ses propres arguments : le quotidien d’un grand nombre de citoyens et de citoyennes est déjà fragilisé (alors même qu’aucune décroissance concrète n’est mise en œuvre), les écolos mentent donc avec leur lexique faussement positif de sobriété, de bien-être et de “décroissance prospère”.

En écologie politique, le collapswashing est autoréalisateur du pire. Il est aisé pour les partis ouvertement obscurantistes d’instrumentaliser le ressentiment de la part de population qui vit déjà la contrainte, sans y trouver ni bien-être ni prospérité, et d’en tirer la conclusion que l’écologie est bien punitive derrière ses éléments de langage, derrière sa langue de bois (lire : La montée de l’extrême droite : conséquence du collapswashing ?). Une décroissance qui ne prendrait pas garde de la fidélité de ses récits au quotidien des citoyens et des citoyennes se retrouverait également facilement récupérée par le capital et les idéologies libérales, qui auraient sans doute intérêt à “collapswasher” par exemple des réductions de salaire ou des plans de licenciement, désormais qualifiés de “progrès vers un salaire décent”, d’”initiative pour le bien-être des salariés”, de “plan de sobriété”, de “programme de remanagement écologique”, de “projet de décroissance prospère”, etc.

3   Faire décroître le collapswashing

Si le greenwashing a historiquement servi à promouvoir de fausses promesses de “protection de l’environnement”, le collapswashing masque activement le coût économique et social de la contrainte, qu’elle soit mise en œuvre intentionnellement (décroissance volontaire) ou subie (récession).

L’Ademe[15] a publié en novembre 2025 un “Guide anti-greenwashing[16]“. Certaines des préconisations de l’Ademe pourraient être reprises pour lutter contre le collapswashing, contre les fausses promesses faites aux hommes, aux femmes et aux enfants face aux risques de déclin et/ou d’effondrement sociétal :

Les explorateurs et exploratrices de la décroissance ne voudraient assurément pas faire de promesse intenable, “inappropriée, déloyale ou excessive”, “ambiguë et/ou mal justifiée” ! Comme pour la recherche sur la transition énergétique, qui relève encore aujourd’hui de la pseudoscience, il n’est peut-être pas trop tard pour veiller à la qualité épistémologique de la recherche sur la décroissance. Il en va de la confiance que le public peut avoir en ses promoteurs.

Notes et références

[1] Dario Krpan, Frédéric Basso, Jason E Hickel, Giorgos Kallis, Assessing public support for degrowth: survey-based experimental and predictive studies, The Lancet Planetary Health, 2025, 101326, ISSN 2542-5196, https://doi.org/10.1016/j.lanplh.2025.101326.

[2] Citation de Cyrus Farhangi pour la page Facebook de Jean-Marc Jancovici, source et détails en suivant ce lien : La “décroissance” serait loin d’être rejetée… – Jean-Marc Jancovici | Facebook

[3] Latreille J., Le PIB, ou la mesure de notre démesure, L’Harmattan, 2024. https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/le-pib-ou-la-mesure-de-notre-demesure/76226

[4] Timothée Parique, “Réponse à Serge Latouche : L’étrange cas du docteur décroissance et de mister degrowth”, 10 juillet 2025. https://timotheeparrique.com/reponse-a-serge-latouche-letrange-cas-du-docteur-decroissance-et-de-mister-degrowth/

[5]Aux États-Unis, même les soutiens de Donald Trump s’inquiètent pour leur pouvoir d’achat“, France Inter, 17 novembre 2025. ; Yves Bardon, “Ce qui préoccupe les Français – Juin 2024“, Ipsos, 25 juin 2024. ; “[Sondage] – Le pouvoir d’achat, première préoccupation des Français“, Institut Montaigne, 5 mai 2022.

[6] “The full degrowth proposal used in this study summarises key aspects of degrowth as reflected in the literature without explicitly using the label degrowth and captures several key elements of this economic approach—namely, that high-income countries would scale down harmful and non-essential production and consumption to help achieve ecological goals;2that wellbeing would be improved by ensuring universal access to public services, affordable housing, gainful employment, and living wages;1that control over the economy (production, resource use, and public services) would be progressively democratised;9,24that countries in the Global South (ie, the developing economies of Latin America, Africa, the Middle East, and Asia) would be liberated from patterns of appropriation and enabled to achieve human development;25and that improvements in technological efficiency would be pursued alongside sufficiency principles.26The full degrowth proposal aligns with how this economic approach is typically framed by degrowth scholars, highlighting its core principles and critical stance towards the current system.”

[7] “Our aim was to assess how the public responds to this authentic vision as commonly advanced by degrowth advocates rather than to different arguments for or against growth.”

[8] “These findings underscore a simple but powerful insight: public resistance to degrowth is not rooted in the substance of this concept but in the lack of opportunities to communicate it as a coherent, purposeful whole.”

[9] “Importantly, socioeconomic indicators such as annual income (after tax), income satisfaction, and whether people feel secure in their surroundings23did not significantly predict support for the full proposal. This finding suggests that wealthier individuals might not oppose degrowth, despite its emphasis on reducing unnecessary production and consumption.”

[10] Découplage arbitraire fréquent, voir ce rapport du Sénat du 7 octobre 2025 : Évolution des valeurs dans le champ économique à l’horizon 2050 – Sénat

[11] Site personnel de Nathanaël Wallenhorst

[12] Sophie Devillers, interview de Nathanaël Wallenhorst : “”L’Europe de 2049 sera marquée par le surgissement de la pénurie”, LaLibre.be, 16 novembre 2025. https://www.lalibre.be/planete/environnement/2025/11/16/leurope-de-2049-sera-marquee-par-le-surgissement-de-la-penurie-VOQSV3YW4RA4VJPYICZCLFLESE/

[13] Nathanaël Wallenhorst, interview pour France24, 18 octobre 2025. https://youtu.be/veMyQmD98to

[14] “Notre objectif était d’évaluer la réaction du public face à cette vision authentique, telle qu’elle est généralement défendue par les partisans de la décroissance, plutôt qu’aux différents arguments pour ou contre la croissance.” (“Our aim was to assess how the public responds to this authentic vision as commonly advanced by degrowth advocates rather than to different arguments for or against growth.”)

[15] Agence de la transition écologique : https://www.ademe.fr/

[16]Guide anti-greenwashing de l’ADEME_édition 2025“, Ademe, Novembre 2025.

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