La lutte pour l’existence, par Charles Darwin
Dans le débat sur l’adaptation de l’humanité aux contraintes écologiques, l’assimilation des stratégies (rivalité et coopération, qui sont des réponses à la contrainte de la compétition) avec des valeurs (la rivalité considérée comme “mauvaise” et la coopération “bonne” par essence) semble entretenir une mécompréhension des connaissances sur le sujet.
La coopération peut augmenter la capacité d’une espèce à détruire son environnement et, chez l’humain, provoquer dévastation guerrière ou extractiviste. La rivalité peut parfaitement être le corollaire — si elle ne l’est pas toujours — de la coopération, en tant que les êtres vivants et humains qui pâtissent de la coopération des autres tentent naturellement de s’en défendre afin de réduire les risques de disparaître. Il n’est pas “mal” par principe de défendre son existence par des moyens rivaux. Ces paramètres qui régissent et contraignent le déploiement de la vie ont été exposés il y a 160 ans par Darwin.
Il est à craindre que la candeur idéologique à propos du cadre évolutif dans lequel s’inscrit la présence de l’humanité sur Terre prépare le terrain à ceux qui n’ont pas oublié que l’existence ne relevait pas de la pensée magique. En réaction à la naïveté, et parce que celle-ci ne réduit en rien la souffrance de ceux qui, exclus de la coopération, subissent déjà le ralentissement économique, pourraient émerger de toutes parts des archaïsmes politiques… comme nous le constatons malheureusement déjà.
Darwin témoigne de la difficulté à s’approprier la contrainte de la compétition et la nécessité de la lutte pour l’existence. Nos sociétés de grand confort matériel nous ont facilité leur occultation. Ne pas réinvestir ces irréductibles principes existentiels, ne pas les penser aujourd’hui est un risque immense de les voir ressurgir brutalement demain, sans être aucunement maîtrisés.
« Rien de plus facile que d’admettre la vérité de ce principe : la lutte universelle pour la vie ; rien de plus difficile — je parle d’expérience — que d’avoir toujours ce principe à l’esprit. »
Extrait de L’origine des espèces, Charles Darwin, 1859 :
« Discutons actuellement, un peu plus en détail, la lutte pour l’existence. Je traiterai de ce sujet avec les développements qu’il comporte dans un futur ouvrage. De Candolle l’aîné et Lyell ont démontré, avec leur largeur de vue habituelle, que tous les êtres organisés ont à soutenir une terrible concurrence. Personne n’a traité ce sujet, relativement aux plantes, avec plus d’élévation et de talent que M. W. Herbert, doyen de Manchester ; sa profonde connaissance de la botanique le mettait d’ailleurs à même de le faire avec autorité. Rien de plus facile que d’admettre la vérité de ce principe : la lutte universelle pour la vie ; rien de plus difficile — je parle d’expérience — que d’avoir toujours ce principe à l’esprit : or, à moins qu’il n’en soit ainsi, ou bien on verra mal toute l’économie de la nature, ou on se méprendra sur le sens qu’il convient d’attribuer à tous les faits relatifs à la distribution, à la rareté, à l’abondance, à l’extinction et aux variations des êtres organisés. Nous contemplons la nature brillante de beauté et de bonheur, et nous remarquons souvent une surabondance d’alimentation : mais nous ne voyons pas, ou nous oublions, que les oiseaux, qui chantent perchés nonchalamment sur une branche, se nourrissent principalement d’insectes ou de graines, et que, ce faisant, ils détruisent continuellement des êtres vivants ; nous oublions que des oiseaux carnassiers ou des bêtes de proie sont aux aguets pour détruire des quantités considérables de ces charmants chanteurs, et pour dévorer leurs œufs ou leur petits ; nous ne nous rappelons pas toujours que, s’il y a en certains moments surabondance d’alimentation, il n’en est pas de même pendant toutes les saisons de chaque année.
Je dois faire remarquer que j’emploie le terme de lutte pour l’existence dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants. On peut certainement affirmer que deux animaux carnivores, en temps de famine, luttent l’un contre l’autre à qui se procurera les aliments nécessaires à son existence. Mais on dit qu’une plante, au bord du désert, lutte pour l’existence contre la sécheresse, alors qu’il serait plus exact de dire que son existence dépend de l’humidité. On pourra dire plus exactement qu’une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient à se développer et à mûrir à son tour, lutte avec les plantes de la même espèce, ou d’espèces différentes, qui recouvrent déjà le sol. Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres ; or, c’est seulement au figuré qu’on pourra dire qu’il lutte contre ces arbres, car si ces parasites s’établissent en trop grand nombre sur le même arbre, ce dernier languit et meurt ; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la même branche et produisant des graines, luttent l’un avec l’autre. Comme ce sont les oiseaux qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d’eux, et l’on pourra dire au figuré que le gui lutte avec d’autres plantes portant des fruits, car il importe à chaque plante d’amener les oiseaux à manger les fruits qu’elle produit, pour en disséminer la graine. J’emploie donc, pour plus de commodité, le terme général lutte pour l’existence, dans ces différents sens qui se confondent les uns avec les autres.
(…)
Il faut donc, lorsque l’on contemple la nature, se bien pénétrer des observations que nous venons de faire ; il ne faut jamais oublier que chaque être organisé s’efforce toujours de se propager ; que chacun d’eux soutient une lutte pendant une certaine période de son existence ; que les jeunes et les vieux sont inévitablement exposés à de lourdes pertes, soit durant chaque génération, soit à de certaines intervalles. Qu’un de ces freins vienne à se relâcher, que la destruction s’arrête si peu que ce soit, et le nombre des individus d’une espèce s’élève rapidement à un chiffre prodigieux. Le visage de la nature peut être comparé à une surface friable, où se pressent dix milles coins acérés, poussés par des coups incessants, l’un des coins, puis un autre, s’enfonçant parfois avec une plus grande force. »
Darwin C. 1859. L’origine des espèces, Flammarion : Paris. 1992
Citations extraites du chapitre III : La lutte pour l’existence, pages 113, 114, 115, 118, 119
Image via Futura Sciences
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