Don’t look
after


Contrairement à ce que nous croyons souvent, l’humanité ne s’inquiète pas d’écologie afin de réduire son emprise destructrice, mais afin de mieux supporter émotionnellement les effets négatifs de cette emprise. L’espèce humaine est sans doute incapable de maîtriser son empreinte environnementale indépendamment des contraintes extérieures et des circonstances, et elle doit gérer au mieux un piège existentiel dans lequel elle semble désormais définitivement prise[1]. Le film Don’t look up ne transmet pas seulement le message qu’il prétend. Il participe plus sûrement à faciliter l’intégration de la passivité, de la résignation face au plus grand défi de l’histoire, potentiellement insurmontable.

Une résignation esthétisée, diffusée sur Netflix et mise en récit sur un ton badin voire moqueur pour certains des rôles clés (les écologistes ne sont pas moins caricaturés que les autres rôles), avec la validation de stars qui font par ailleurs de la pub pour des véhicules électriques qui ne protègent en rien l’environnement. Le scénario retourne la prise de conscience, et la lutte, contre elles-mêmes[2] : vous souhaitez protéger l’environnement mais vous avez fait le choix de regarder un film qui rappelle que la responsabilité de la situation revient aux élites et que le peuple, même à l’écoute des scientifiques, pourra toujours s’égosiller et tenter de faire bouger les choses, ça ne marchera pas. Dans la réalité, le peuple ne pourrait-il pas jouer de rapports de forces qui influenceraient la gouvernance ? S’il ne le fait pas c’est sûrement parce qu’il ne le désire pas vraiment, vous avez d’ailleurs apprécié un film qui raconte cet immobilisme. Le récit de la défausse de responsabilité réciproque, de chacun sur tous et de tous sur chacun sert finalement les intérêts de court terme de tout le monde, rien ne change.

Le film Joker (2019) usait d’un procédé semblable, proposant un fantastique et morbide spectacle sur les révoltes contemporaines, tout en leur ôtant une part de leur puissance symbolique, les réduisant pour le spectateur au rôle de divertissement puissant, mais anecdotique pour l’histoire. Le marketing n’est pas en reste et parvient lui aussi habilement à reprendre les messages de mouvements progressistes qui auront investi des stratégies trop caricaturales, incantatoires et clivantes pour ne pas s’exposer à la récupération. Nike, Gillette, Dove, Oreo ou Coca-Cola s’approprient sans vergogne les luttes, rejouant et figeant plus encore les stéréotypes au lieu de contribuer à l’émancipation.

Marketing, cinéma et autres productions artistiques, tous porteurs des récits collectifs organisateurs, pourraient constituer par eux-mêmes des outils de domestication. En favorisant l’absorption des énergies dissidentes par la communauté, au moyen d’une mise à distance esthétique ou humoristique, d’une tromperie sur le contenu des messages ou encore d’une minimisation narrative de leur potentialité réelle d’influence, ces outils conforteraient les instincts conservateurs et catalyseraient les capacités coopératives de l’humanité, celles qui ont permis à cette espèce d’augmenter et optimiser jusqu’à aujourd’hui son emprise destructrice[3].

Les éloges de Don’t look up provenant des milieux écolos et collapsos pourraient être interprétés comme un grand “ouf” de soulagement : être conscient ne suffit pas, on ne parvient pas à faire changer les choses mais ça n’est pas si grave, si même Leonardo Di Caprio échoue… l’impuissance, finalement, c’est banal, on va pouvoir abandonner ces postures si difficiles à tenir et reprendre une vie normale. Les émotions contrariées, les dissonances cognitives c’est difficile à supporter à long terme. Don’t look up absout l’échec militant et réconforte. Le mouvement de normalisation réactionnaire, qu’on voyait poindre de longue date au cœur des mouvements et réseaux écologistes peut enfin se réaliser pleinement. Le concours d’indignation dans les médias et sur internet redeviendra la norme, on ne discutera plus tellement de réduction volontaire du PIB, des revenus et des avantages divers, on continuera à pratiquer le collapswashing, à attribuer la faute aux classes supérieures sans plus prendre soin de la nature et des moins riches que soi.

Don’t look up satisfait pleinement le retour à l’homéostasie émotionnelle, après quelques années torturées entre le défaitisme plombant et les espérances naïves. Le film fait intrinsèquement partie du processus d’acceptation du pire, essentiel à sa réalisation. Don’t look up, c’est l’entrée en service de soins palliatifs.

[1] Vincent Mignerot, L’Énergie du déni. Comment la transition énergétique va augmenter les émissions de CO2, Rue de l’échiquier, 2021.

[2] Le film donne par ailleurs l’impression que le mouvement #MeToo n’a jamais existé : le rôle féminin principal subit plusieurs assauts sans aucune demande de consentement, le rôle masculin principal est réduit à un simple objet sexuel à la merci des désirs physiques d’un autre rôle féminin, dont il subit la manipulation.

[3] J’évoquais dans un de mes précédents livres deux productions hollywoodiennes qui me paraissaient illustrer comment l’humanité opère afin d’accepter, voire légitimer de ne pas parvenir à faire dévier sa trajectoire évolutive, à l’issue potentiellement funeste.

Essai Sur la Raison de Tout, 2014 :

13.8 UNE PLANÈTE DE SINGES SOUS UN SOLEIL VERT

Nous allons détruire notre monde. Nous allons exterminer les animaux que nous chérissons ou dont nous dépendons : les ours blancs, les oiseaux, les baleines, les tortues, les serpents, les grenouilles, les poissons… nous continuerons à tronçonner les forêts tropicales, à stériliser les terres cultivables, nous allons étendre les déserts et asphyxier les océans, achever les coraux, emplir d’algues les rivières, exterminer les insectes pollinisateurs et la beauté naturelle des fleurs, aider à l’apparition de maladies nouvelles et favoriser leur propagation dans le monde et entre les espèces.

Nous l’avons toujours fait et nous continuons à le faire en ce moment même, sans qu’il soit possible d’estimer quel est le potentiel de vie qui restera possible après notre intervention sur l’environnement. Nous avons été créés pour cela, nous ne savons pas faire autre chose et nous y prenons plaisir, nos efforts pour contrecarrer les effets de notre action sont dérisoires autant qu’illusoires et ne font que maintenir ce processus, au nom des lois de l’évolution auxquelles nous sommes soumis. Lorsque ce monde détruit par nous ne pourra plus assumer nos besoins essentiels nous disparaîtrons également et nous savons déjà de quelle façon l’humain abordera sa fin : en tentant, par la pensée, le langage et l’action, de se persuader que le coupable est un autre.

 

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