L’écologie est-elle possible ?
De ces disparitions, l’homme est sans doute l’auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué. Claude Lévi-Strauss.
Étant donné nos inquiétudes anciennes et contemporaines sur le devenir de l’humanité, il paraît nécessaire de déterminer si l’existence humaine est seulement compatible avec la protection de l’environnement naturel, avec le maintien de l’équilibre écologique vital global, et ce afin d’estimer correctement et rationnellement de nos possibilités d’existence à terme.
Nous savons déjà que tous les avantages que nous pouvons acquérir, tous les objets que nous fabriquons ne peuvent être que le produit de l’exercice d’une emprise sur les ressources disponibles dans l’environnement, emprise qui ne peut s’exercer sans modifier cet environnement (La solitude est impossible, § 3.4.7).
L’essai La solitude est impossible postule que la complexité et les interactions systémiques au sein d’un écosystème terrestre fermé (seule l’énergie solaire est une ressource exogène) impliquent que toute exploitation des ressources disponibles à un instant donné influence l’ensemble du système à terme. Si la vie a su exploiter au mieux l’énergie solaire et les éléments terrestres préexistants pour se développer et si l’humanité, en se développant elle aussi, soustrait une part toujours plus grande de ces ressources pour son bénéfice exclusif, celles-ci ne peuvent plus être utilisées par la vie pour maintenir son propre équilibre, sa pérennité est remise en cause et la survie de l’humanité à terme également (l’existence humaine dépend strictement de l’existence de la vie). Ne correspondant plus aux besoins de la vie, les productions humaines ne sont plus recyclées par elle et ne peuvent que générer des déchets qu’il n’est pas possible de rejeter à l’extérieur de l’écosystème ou dont il n’est pas possible de neutraliser les effets sans coût supplémentaire en ressources et en énergie, ce qui rend leur accumulation intoxicante strictement inévitable.
Il ne semble pas possible d’envisager que la fabrication d’un produit, quel qu’il soit, ou que la mise en œuvre d’une agriculture, de quelque type qu’elle soit, puisse n’avoir aucun impact sur l’environnement ou le protéger d’aucune façon. Il faudrait pour cela que les ressources (minérales ou issues de la biomasse) nécessaires à la mise en œuvre de ces modes d’emprise desquels nous tirons avantages proviennent d’un autre système que la Terre afin de ne pas les soustraire aux besoins de la vie et que les avantages acquis “déconsomment” les apports en énergie qu’ils auront exigés, ce qui rendrait le bilan neutre, tout en n’ayant aucun résidu ou que ceux-ci soient expulsés “par magie” dans l’espace ou enterrés profondément. Pour obtenir un bilan véritablement positif, il faudrait que ces actions considérées écologiques(1) “déconsomment” aussi l’énergie utilisée par d’autres actions humaines en faisant tout autant disparaître leurs déchets. Mais l’impossibilité d’exploiter des ressources extra-terrestres, de rejeter nos déchets en-dehors de notre écosystème ou de réparer les dégâts résultants de l’activité humaine sans encore consommer de l’énergie et d’autres ressources terrestres (afin par exemple de maintenir les rendements agricoles contre l’inévitable appauvrissement des sols) interdisent de telles possibilités.
Si l’intuition suffit à le deviner, ce sont de surcroît des principes physiques élémentaires, ceux de linéarité de l’écoulement du temps et de non réversibilité des phénomènes (sur le temps et la non réversibilité, Wikipédia), qui confirment que les effets délétères de l’existence humaine sont strictement cumulatifs, sans réparation possible. Il n’est pas plus possible de rafraîchir le climat, de restaurer les rendements agricoles, d’empêcher l’acidification des océans ou la montée des eaux, de retirer les perturbateurs endocriniens et les métaux toxiques de la chaîne alimentaire de l’ensemble du vivant… que de ressortir la poudre du cacao de son chocolat chaud. Jusque-là, parce que nous avions à disposition suffisamment de ressources et d’énergie pour masquer la dégradation progressive de l’environnement, nous avons pu croire en la possibilité d’un développement infini. Mais ces ressources vont manquer à terme et nous n’aurons rien pu réparer.
– Un objet “écologique” fabriqué par l’humain ou une action humaine respectueuse de l’équilibre écologique vital, ça n’existe pas et ça n’est pas possible.
Tout ce que nous produisons, qui comprend aussi les voitures électriques, les éoliennes, les panneaux solaires, ne peut en aucun cas protéger la nature. Il n’est pas non plus possible d’affirmer que tel produit pollue moins qu’un autre puisque son existence même dépend déjà strictement de systèmes polluants : le besoin de créer des objets estimés protecteurs de l’environnement n’aurait jamais été une ambition économique et industrielle si les activités antérieures de l’humanité n’avaient pas déjà détruit cet environnement au point qu’il faille s’en inquiéter.
Nous savons aussi désormais que la consommation de produits dits écologiques réduit la culpabilité comportementale du consommateur, ce qui entraîne un effet rebond : non seulement, en achetant des “produits verts”, nous ne baissons pas notre consommation, mais nous avons tendance même à l’augmenter.
Ce que nous avons vu des caractéristiques systémiques de l’écosystème terrestre et des lois de la physique(2) qui interdisent la possibilité même d’une “écologie humaine” implique aussi que les appareils d’imagerie médicale, le bistouri du chirurgien, l’antibiotique (au nom si bien choisi) et le cachet d’aspirine, qui sont les garants de notre bonne santé, participent tous à l’accélération de la destruction de la nature. Rien de ce qui nous rend service n’apparaît à partir de rien et la vie en paie toujours le prix. Notre propre équilibre vital étant strictement lié à la santé de notre environnement vivant, c’est sa perturbation qui portera préjudice à la nôtre.
S’il est encore possible, pour les plus riches d’entre nous, de croire que vivre longtemps et en bonne santé est l’avenir de l’humanité, ce n’est qu’au prix du déni de principes élémentaires (pourtant parfaitement connus par la science !), et de la négation de notre dépendance au subtil équilibre des interactions entre tous les êtres vivants. Le climax de l’évolution humaine semble dépassé, et les effets indésirables de nos privilèges se manifestent déjà : l’espérance de vie en bonne santé est en baisse en Europe et aux États-Unis.
– Un objet fabriqué par l’humain ou une quelconque action humaine qui protège la santé de tous et toujours, ça n’existe pas et ça n’est pas possible.
Nous avons pu améliorer considérablement notre longévité et réduire notre souffrance, mais la sélection naturelle finira par mettre à mal ceux qui auront exploité pour leur plaisir et leur confort des ressources aux effets toxiques, ce que la vie dans son ensemble a su éviter, jusqu’à notre apparition.
Il n’est pas utile de multiplier les études pour savoir si les ondes des téléphones portables, les OGM ou les éoliennes par exemple sont nocifs pour l’humanité, il ne peut en être autrement. Au mieux est-il possible d’estimer de l’ampleur de leur dangerosité et des moyens à notre disposition afin de nous protéger de leurs effets délétères, mais ce n’est déjà plus le même protocole d’étude et, dans tous les cas, les protections que nous mettrons en oeuvre participeront aussi à la perturbation de notre santé et à la réduction de notre espérance de vie à terme.
Nous pouvons aussi espérer pouvoir opérer une « transition énergétique » : substituer par exemple aux énergies d’origines fossiles ou nucléaires d’autres ressources considérées moins polluantes ou moins dangereuses. Mais cette transition engendre des risques directs : celle d’exposer, même pour un temps court, ceux qui la tenteront à une baisse de rendement, à une réduction des performances pour assurer les besoins des foyers, des usines, des moyens de transport… Ce temps, quand bien même il serait anticipé et bref, ne manquerait pas d’être mis à profit sur les plans stratégiques, économiques, industriels (…) par tout autre groupe humain qui n’aurait pas opéré cette transition et maintenu au plus haut ses rendements avec des ressources peut-être plus sales mais plus productives à court terme. Presque toujours absente des débats contemporains sur l’écologie, la compétition entre les populations humaines pour le maintien au plus haut de leur niveau de confort et de sécurité est cette contrainte qui empêche la modification de nos comportements individuels et collectifs. Craintifs que nous sommes tous de ne plus pouvoir assurer immédiatement notre défense, celle de nos proches et de nos enfants, devant le risque qu’un autre s’approprie ce que nous souhaitons tenir pour définitivement acquis, il ne nous est pas possible d’abandonner les techniques et technologies dont nos avantages dépendent, même si nous les savons préjudiciables. Une “décroissance” n’est pas plus possible qu’une transition énergétique, pour les mêmes raisons et il faudra, à ceux qui pensent qu’il est envisageable de nous affranchir de la rivalité, proposer a minima une théorie explicative du réel dans laquelle la compétition existentielle ne serait pas le moteur de toute évolution (ou il leur faudra nier l’évolution).
Si humanité et écologie sont rationnellement incompatibles (à tel point que penser possible la protection de l’environnement relève de l’authentique croyance, peut-être même du délire collectif), il est toutefois compréhensible que nous ayons spontanément besoin d’entretenir un discours rassurant sur ce paradoxe. D’un point de vue évolutif nous pouvons même admettre que le fantasme écologique soit légitime, puisque sans lui nous ne pourrions maintenir notre “progression existentielle”. Dire par exemple d’un véhicule électrique qu’il est plus écologique qu’un autre qui fonctionne au diesel est une forme de propagande nécessaire, mais qui ne repose sur aucune preuve scientifique (si l’on tient compte de tous les liens définissants qui permettent l’existence de ce véhicule électrique…).
Et proposer des solutions considérées, parfois arbitrairement et de façon moralisatrice, comme sûres ou évidentes, qui nous aident opportunément à reporter la remise en question de nos niveaux de vie, seuls responsables de la destruction de l’équilibre écologique vital entraîne un risque pour leurs promoteurs : celui de devoir assumer leurs responsabilités !
S’il n’est effectivement pas possible d’éviter l’accumulation des dégâts ni de les réparer et que la compétition au sein de l’humanité nous empêche de modifier concrètement nos comportements, il pourra être un jour reproché à ceux qui auront promu l’illusion de ne pas avoir été plus prudents.
Si les solutions sont si sûres et qu’un monde meilleur est possible il faut tenir cette promesse, et le défi que doit relever l’optimisme est grand, il s’agit notamment d’empêcher des famines et des conflits majeurs à relativement court terme, ce qui n’est pas la moindre des ambitions. Pour rappel, les courbes témoignant de la détérioration de l’équilibre écologique vital n’ont pas même commencé à fléchir, malgré l’intensification des efforts, qu’il faut considérer être régulés par la loi de la dichotomie à l’axe.
La promotion de l’espoir quand la rigueur méthodologique l’invalide engendre en outre un risque en plus d’une responsabilité, celui de perdre tout crédibilité (publique, scientifique), lorsqu’aucune rhétorique ne pourra plus occulter les effets destructeurs et autodestructeurs des activités humaines.
Nous nous interrogeons sur le fait que, malgré nos talents et nos meilleures intentions, nous ne parvenions pas à modifier le cours de notre évolution. Nous pouvons comprendre désormais que c’est parce que nous parvenons bien à occulter la réalité des contraintes de l’existence, que nous nions parfaitement qu’il n’est pas d’avantage acquis par l’humain qui n’ait de conséquence néfaste. Et si les discours écologiques ont des résultats opposés à leurs intentions c’est qu’ils sont justement utiles au maintien de l’espoir, qui n’est finalement que “cet indispensable accessoire de l’esprit qui nous montre un agencement optimiste mais fantasmé de la réalité, derrière lequel se déroule l’histoire concrète de notre fin”.
Notes :
(1) Le terme “écologie” est utilisé ici dans son acception courante qui le fait synonyme de “protection de l’environnement”. Mais l’étymologie du mot et sa définition précise ne correspondent aucunement à cette velléité (l’écologie n’est que l’étude des interactions entre les êtres vivants et leur milieu) et son détournement sémantique participe sûrement à entretenir la confusion entre la simple étude de la réalité des faits et leur interprétation fantasmée.
(2) Les arguments présentés dans ce texte sont vérifiables, il est possible de les tester expérimentalement.
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