Podcast Sismique 3 ans : L’effondrement ?

Podcast Sismique, par Julien Devaureix :

Sismique a 3 ans. Pour l’occasion j’ai demandé à 6 invités des débuts de revenir dans le podcast pour me dire en moins de 30 minutes comment leur vision du monde a évolué depuis notre première conversation. Dans cet épisode hors-série je parle avec Vincent Mignerot qui était le 1er invité de Sismique. Nous avions abordé ensemble le sujet des risques d’effondrement, un des thèmes fondateurs du podcast. Bonne écoute !

Extrait de l’entretien (retranscription intégrale ci-dessous) :

Julien Devaureix : Donc ton discours c’est plutôt de dire : écoutons-nous, dialoguons.

Vincent Mignerot : Il faut retrouver le commun autour de circonstances évolutives très différentes. Si on comprend qu’en fait nous avons tous la même potentialité adaptative, qu’on est tous des humains, et qu’on a rencontré des histoires différentes qui font qu’aujourd’hui il y a des types d’adaptation au monde qui sont tous extrêmement différents, mais que tout ça s’est fait beaucoup plus autour du hasard que d’une essence, on progressera intellectuellement et moralement beaucoup. On ne peut pas diviser l’humanité de façon arbitraire. C’est très grave de faire ça. Et ça me fait très peur, parce qu’on sait ce que peut devenir la politique au titre d’une quête de pureté, quelle qu’elle soit.

Retranscription :

Julien Devaureix : Bonjour Vincent

Vincent Mignerot : Bonjour Julien

JD : Merci de te prêter à ce petit exercice qui pour moi est inhabituel, parce que c’est un format un peu plus court, qui est fait pour fêter l’anniversaire de Sismique, qui a trois ans. Comme tu as été le premier invité de Sismique, évidemment c’était inévitable de te proposer de revenir. Par ailleurs tu avais été aussi, je l’avais déjà dit à l’époque, une des sources d’inspiration qui m’avait beaucoup questionné quand j’avais découvert ta pensée et ces théories autour de l’effondrement potentiel de nos civilisations. Depuis elles ont fait beaucoup de chemin. Je pense qu’on va en reparler, elles m’avaient poussé à aller rencontrer tout un tas de personnes pour voir quels étaient les différents points de vue sur ces questions. J’ai beaucoup bougé sur mes positions, je commence à partager tout ça, donc ça m’intéressait évidemment de savoir toi où tu en étais après trois ans. Donc allons-y !

Ma première question c’est : comment ta vision du monde et des enjeux actuels et à venir a changé ces trois dernières années, et pourquoi ?

VM : Je crains malheureusement que ma position n’ait pas tant changé depuis trois ou quatre ans. J’avais proposé l’idée, en appui sur ma propre formation initiale de psychologie et d’après une certaine lecture de l’anthropologie, qu’une des raisons des problèmes de l’humain était une grande capacité de déni et d’inversion des rôles, c’est-à-dire de rejet sur l’autre, de ses propres responsabilités. Depuis que j’ai proposé cela, je crains de l’observer beaucoup et que la structure du débat ne change pas vraiment.

Aujourd’hui les débats autour de l’écologie sont toujours largement appuyés sur divers dénis, en particulier celui de la potentielle incapacité de l’humanité à protéger son milieu. On ne sait toujours pas si l’humanité est intrinsèquement capable de protéger son milieu, ou de l’épargner peu ou prou. On ne sait pas si elle est capable de faire dévier sa trajectoire de façon volontaire. On ne sait pas si les causes [de nos problèmes] sont extérieures ou si elles sont internes à l’humanité, si l’humanité est capable politiquement de vraiment gérer son empreinte sur le milieu. Cela reste une question.

Aujourd’hui on est toujours sur une forme de déni de l’impossibilité de faire une transition énergétique. C’est toujours un discours majoritaire, dominant : il est forcément possible de faire une transition énergétique. Or on n’en sait rien.

On est toujours sur une forme de déni que la cause de l’évolution de l’humanité en tant qu’espèce soit extérieure à l’humanité, et que l’humanité ne soit pas forcément dans une capacité d’auto-détermination systématique, d’une part, et peut-être même dans l’absolu. Ce sont des questions qui restent en suspens, on ne peut pas se permettre d’y répondre de façon définitive aujourd’hui.

Un dernier déni sur lequel les débats restent appuyés c’est celui de la rivalité, qui n’est pas exactement la même chose que la compétition dans mes travaux[1]. Je n’assimile pas les deux concepts, ils ne veulent pas dire la même chose. Le déni de la rivalité, on l’observe dans les récits politiques de la décroissance. Je me reconnais bien dans les récits politiques de la décroissance, c’est ma philosophie. Malgré tout je ne crois pas qu’elle soit applicable telle quelle, et peut-être même qu’elle n’est pas applicable du tout par anticipation [intentionnellement, à la place d’une récession]. Peut-être que la décroissance, on n’y arrivera jamais, en partie parce qu’elle est constituée d’un important déni de la rivalité, qu’on retrouve de façon assez nette dans les remarquables travaux de Timothée Parrique. Il a fait une thèse de 800 pages sur la décroissance[2], considérable et passionnante, mais il dit lui-même que la rivalité, et ce fameux syndrome de la Reine Rouge, il n’en a pas tenu compte. C’est-à-dire qu’il ne sait pas dans quelle mesure le modèle de la décroissance est compétitif par rapport à d’autres modèles fondés sur d’autres objectifs que la décroissance.

Pour répondre à ta question, je crains que ma vision du monde n’ait pas beaucoup changé depuis quelques années.

JD : Elle a plutôt même été confortée, par rapport à ce que tu as pu observer aussi récemment j’imagine, sur la manière dont les États et les différentes institutions ont fait face à une crise comme le COVID.

VM : Oui. Je ne l’ai pas lu parce qu’il vient de sortir mais Thierry Ribault, qui est chercheur au CNRS, vient de publier un livre qui s’appelle Contre la résilience[3]. Et effectivement, le problème c’est que nos sociétés sont résilientes et que finalement elles entretiennent l’extractivisme et la destruction du milieu parce qu’elles sont résilientes. C’est vraiment quelque chose qui doit nous poser question de façon prioritaire.

JD : Qu’est-ce qu’on ne voit toujours pas venir et qui n’est toujours pas suffisamment compris ou pris en compte ?

VM : Les constructions mentales qui composent nos esprits aujourd’hui, sont des constructions influencées par la culture et l’histoire. Elles sont le résultat du fait qu’une certaine forme de domination, celle du capitalisme, celle des sociétés occidentales, a pris le dessus. Je pense que cette forme de domination, la culture qui la porte, l’ontologie occidentale, nous persuade que la pensée peut changer le monde. Je pense que c’est quelque chose de très culturel, de très local dans l’histoire, de très court terme. Quelques décennies ou quelques centaines d’années d’humanité qui est convaincue que la pensée peut changer le monde. Je ne pense pas que d’autres ontologies, d’autres peuples aient ce même réflexe de dire que la pensée peut changer le monde. À mon sens cela pose un énorme problème dans l’écologie, parce qu’on a tendance à rajouter le préfixe « éco » devant tout un tas de mots et se dire ensuite : on va suivre cet « éco-quelque chose », on va pouvoir changer le réel et ça va aller mieux.

De la même façon on a tendance à simplement négativer le vocabulaire. On a un problème avec le futur alors on va juste « défuturer ». On a un problème avec l’économie alors on va « déséconomiser ». Ou on va « sortir de la production », on va « désinnover » par exemple. Mais ça ne suffit pas. Le processus de pensée, le changement de vocabulaire ça ne change pas le monde par soi-même. Il faut que les modèles qu’on élabore à partir de notre pensée soient aussi « rivaux » dans le réel, c’est-à-dire qu’il faut qu’ils puissent rendre des services aux gens, tout en étant écolos, de façon plus performante que d’autres modèles qui rendent, eux, des services à court terme à plein de gens. Il faut que les modèles écologiques, dits écolos, soient capables de satisfaire demain les besoins existentiels de 8 milliards d’humains. Et pour l’instant, au-delà du processus de pensée, au-delà de la réflexion on n’a rien, on n’a aucune preuve d’applicabilité. Ça, c’est un immense travers de notre culture et de l’ontologie occidentale, de croire que la pensée seule peut changer le monde. Je pense que c’est une grave erreur politique.

On ne défend pas [par exemple] la démocratie juste parce qu’on y croit. Il y a des rapports de force. Tu vis à Hong-Kong, tu vois que les rapports de force c’est ça qui fait l’avenir, qui fait le réel. Ce n’est pas la croyance, ce n’est pas la foi, ce n’est pas l’espérance, malheureusement, ou pas seulement. Vraiment, il faut désinvestir la force de la pensée.

Il y a un deuxième point que je voulais aborder par rapport à ta question : l’idéalisation est aussi un immense danger. Beaucoup d’arguments, politiquement très situés énoncent parfois : des peuples, autrefois ou aujourd’hui, des peuples dits autochtones, ont pu épargner leur environnement ou éviter stratégiquement, peut-être même volontairement la croissance, donc c’est possible aujourd’hui. Ça, c’est une forme de sophisme, il faut le dire clairement. Il est vrai que des peuples n’ont pas crû (au sens de croître). Il est vrai que des peuples ont eu des impacts sur leur milieu infiniment moins grands que nous aujourd’hui. Mais ça ne veut en aucun cas dire qu’aujourd’hui il est possible pour nous d’adopter des modes de vie plus vertueux, plus protecteurs du milieu ou sans croissance. C’est un sophisme qui à mon sens est équivalent à « je dors parfois, donc il est possible de dormir tout le temps ». C’est un peu le même sophisme que celui qu’on entend souvent chez les climatosceptiques : « pendant x nombre d’années, on voit bien que le réchauffement il n’y en a pas, donc il n’y a pas de réchauffement climatique ». Sur le plan logique ça ne marche pas. Cette rhétorique fallacieuse est très présente dans le milieu [écolo]. Je la crains beaucoup parce qu’elle entretient des idéaux, des fantasmes de monde idéal et parfait (c’est l’appel à l’ancienneté, l’appel à la tradition qu’on entend beaucoup parmi les biais cognitifs et argumentaires).

Mais [dans la réalité] ça ne marche pas et [ce sophisme] peut nous amener à des idéaux très problématiques, parce qu’ils sont susceptibles de cliver la société. C’est mon inquiétude très forte du moment. Daniel Quinn, ce romancier qui a écrit Ishmael[4], avait proposé de scinder, de différencier les « leavers » et les « takers » (ceux qui laissent et ceux qui prennent). C’était vraiment un clivage entre des humains qui sont [supposément] bons pour l’environnement contre ceux qui sont « méchants » (mauvais). Plus récemment Bruno Latour a proposé les « ravaudeurs » et les « extracteurs »[5]. C’est un autre clivage. Delphine Batho, dans son manifeste d’écologie intégrale, écrit avec d’autres auteurs, a proposé les « terriens » et les « destructeurs »[6]. On est sur des schémas clivés qui opposent des humains bons et des humains mauvais. Mais ça pose un immense problème !

Si vous êtes des parents dans une tribu d’Amérindiens ou une famille au RSA en France, vous êtes plutôt du côté des « leavers », des « ravaudeurs » et des « terriens », puisque votre impact sur le milieu est très faible. Que vous apparteniez à un peuple d’Amérindiens ou que vous soyez une famille au RSA en France, très peu impactante, un de vos enfants peut avoir un cancer. Votre enfant qui a un cancer, vous l’aimez, et vous avez envie du meilleur pour lui, évidemment. Vous allez consulter à l’hôpital le plus proche. En Amazonie il y a des hôpitaux dans les grandes villes. En France la CMU permet d’avoir accès à l’hôpital. Que se passe-t-il pour cette famille ? Elle passe, juste parce qu’elle aime son enfant et qu’elle veut le soigner, du côté des « takers », des « extracteurs » et des « destructeurs », comme ça ? Parce que l’hôpital, c’est une activité industrielle au départ, extrêmement dépendante des sociétés les plus destructrices du milieu, donc on n’a pas le choix[7]. Que se passe-t-il pour ce clivage entre les gentils et les méchants ? Il faut lutter contre l’amour que la famille a pour son enfant ? Que faut-il faire sur le plan politique ?

Ces clivages-là me semblent être extrêmement toxiques parce qu’ils sont porteurs de division dans la société, et d’arbitraire. C’est-à-dire que certains s’autoproclament bons contre d’autres mauvais, alors qu’en fait c’est extrêmement souple, plastique, et que je ne crois pas qu’il y ait un humain fondamentalement, essentiellement meilleur que d’autres, ça n’existe pas justement.

JD : Ça m’intéresse évidemment puisque si j’essaye de résumer un petit peu, ta vision des choses c’est qu’il y a peut-être une forme de déterminisme quelque part de l’histoire, que finalement il y a un mouvement global qui nous échapperait complètement, et que pour se rassurer on se berce d’une forme d’illusion sur le fait qu’il y aurait les bons d’un côté et les méchants de l’autre et que donc je peux faire partie des bons… Quand on dit ça généralement c’est qu’on veut se positionner du bon côté… D’autre part que finalement on a une tendance à simplifier le problème et que donc on va essayer de trouver rapidement des solutions, donc tu parlais aussi du vocabulaire, de la manière dont on va utiliser finalement des mots existants pour dire qu’il suffit de faire autrement ou de faire différemment pour avoir un impact sur le réel…

Moi j’en suis vraiment à peu près au même endroit, c’est-à-dire qu’après trois ans de recherche, tout ce que j’ai perçu c’est toujours plus de complexité et chaque fois qu’on tire des fils je me rends compte que là où on croit voir des solutions finalement c’est rarement aussi simple que ce qu’on croit d’un premier abord. Mais du coup j’en suis aussi à me questionner : une fois qu’on a commencé à identifier les enjeux, les problèmes et qu’on traverse l’angoisse aussi de tout ce que ça implique pour notre avenir, on se pose la question du « quoi faire ? ». Parce qu’en tant qu’humain on ressent le besoin d’agir, on se raconte des histoires pour décider d’agir dans une telle direction, [ce qui implique] de simplifier le réel.

Toi tu poses ce constat-là, qu’on est face à quelque chose qui finalement nous échappe assez largement, qu’on ne comprend pas dans toute sa complexité, et que finalement rien ne sert d’essayer d’être complètement logique parce qu’on est limité… Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on agit ? Comment toi tu agis ? Comment toi tu as changé ou n’as pas changé par rapport à cette vision du monde ? Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui pour te préparer ou ne pas te préparer à demain ?

VM : Je pense qu’il ne faut pas convoquer le déterminisme, qui est une question complexe. Je ne suis pas un déterministe au sens où tout est écrit. Je pense qu’il y a juste un cadre, ou des limites, qui font que ce qui se passe dans l’évolution (qui n’est pas déterminé en soi, qui est largement ouvert et aléatoire, supporté par le hasard), ne peut pour autant pas tout réaliser. C’est ma position : on ne peut pas fantasmer un avenir idéal.

Et je ne sais pas ce qu’il faut faire. On peut reprendre l’idée de partager ses revenus avec toutes les personnes en difficultés, travailler de ses mains, réduire ses revenus évidemment, parce que si on ne fait que changer sa consommation et qu’on ne réduit pas ses revenus, de toute façon on a déjà détruit le milieu. Pour générer un revenu, il faut sortir de l’énergie du sol [hydrocarbures, nucléaire, ressources pour fabriques les énergies renouvelables…] et transformer [des ressources, de manière irréversible] pour que de la richesse soit produite. Donc une fois que le revenu est arrivé sur le compte en banque, c’est trop tard. Réduire ses revenus c’est la seule façon de travailler, et non pas changer la consommation. Ça c’est à mon sens largement inutile.

Mais je ne sais pas si ce programme est applicable, pour les raisons de rivalité que je rappelais plus haut. En revanche là où je me positionne, s’il y a une variable d’ajustement pour laquelle on peut se permettre de lutter – lutter c’est un mot que je peux revendiquer à ma façon – c’est que les [mondes] idéaux dont on a parlé plus tôt sont à mon sens des facteurs de dislocation sociétale. Avant même de savoir si on peut réformer les modèles agricoles, faire ou ne pas faire une transition énergétique, partager ou pas ses revenus, être solidaire avec les érythréens, le Liban, etc… Hé bien il faut savoir si notre société va tenir le coup face aux chocs [sinon tout le monde est perdant]. Le risque de dislocation des sociétés est sous-tendu par la création ou pas de récits fondés sur des idéaux. Comme lorsqu’on cherche à diviser l’humanité au titre d’un idéal [les gentils et les méchants sur le plan écologique, comme vu plus haut]. Comme s’il pouvait par exemple exister des humains intrinsèquement incapables de faire vivre 8 milliards d’humains par la technique, ce que l’on fait lorsqu’on désigne les peuples autochtones comme étant des humains moins capables que les autres. C’est symboliquement très violent. Cette violence implicite de certains discours est pour moi assez insupportable.

Si on essentialise tous les agents de l’évolution, si on dit par exemple que les êtres vivants [la nature] sont ceci ou cela et doivent le rester [bon, généreux, coopératifs ou au contraire violents, agressifs etc.], que les hommes ou les femmes doivent être comme ci comme ça, qu’ils portent leur nature comme une essence et qu’ils se réduisent à celle-ci ou, comme je le disais, si les peuples ont aussi une essence propre, irrévocable et idéale, et si on exprime cela au titre de définitions supposément pures de ces essences, mais totalement absurdes, alors on obtient le conflit au titre de ces idéaux et de la pureté. On obtient la division dans la société. À mon sens, c’est ce qu’on observe sur le plan politique : la cancel culture, les mouvements woke par exemple, qui ne font que le contre-pied de l’extrême-droite. On voit sous nos yeux la polarisation de la société. Mais au final on n’obtient pas plus d’écologie, pas moins de croissance. On obtient beaucoup plus de conflits, et ces conflits pourront parfaitement être gérés par les experts historiques de la division que sont les populistes et l’extrême-droite.

C’est ça le risque. Et toute question écologique est sous-tendue par le fait que nos sociétés restent unifiées, ou pas. Parce que si elles ne font que se taper dessus, communautés contre communautés… C’est ma crainte encore plus aujourd’hui parce que c’est quelque chose que j’ai éventuellement conceptualisé autrefois. Le milieu, c’est là où l’humanité puise ses ressources et l’énergie dont elle a besoin pour exister et satisfaire ses besoins existentiels. Et personne, spontanément, n’a envie de perdre de ses avantages. C’est la fameuse aversion à la perte. On n’a pas envie d’avoir moins de revenus, de moins pouvoir soigner ses enfants, d’être en moins bonne sécurité. Donc l’humanité va préférer se taper sur elle-même, plutôt que de réduire volontairement l’extraction de ressources et la puissance destructrice qu’elle exerce sur le milieu. C’est ça que j’avais conceptualisé. C’est ma crainte. C’est ce que j’ai autrefois appelé la dichotomie à l’axe : une polarisation des points de vue et de la société dans son ensemble, une conflictualisation de tout en parallèle d’une invariabilité incroyable de l’emprise de l’humanité sur son milieu[8]. Autour des conflits il y a quelque chose qui ne bouge pas, c’est l’emprise de l’humanité sur son milieu, qui continue à être indexée sur le flux d’énergie qui traverse les sociétés.

JD : Donc ce serait quoi l’action à poser, enfin en tout cas que toi tu décides de poser ?

VM : Avant même de mettre en œuvre une transition énergétique, les réformes agricoles, etc., ma posture politique c’est lutter contre la division sociétale. C’est-à-dire apporter de la matière à penser, du contenu et des arguments qui montrent que non seulement si on est dans le conflit on ne résout rien, mais qu’on risque en plus de tout aggraver, y compris les problèmes environnementaux et les rapports entre les humains. C’est vraiment l’axe que je suis, et je me fiche un peu de savoir si je serai éjecté ou non des débats, pourvu que je ne contribue pas à ceux qui servent finalement la procrastination générale et la conflictualisation absurde.

JD : Donc ton discours c’est plutôt de dire : écoutons-nous, dialoguons.

VM : Oui. On me reproche souvent d’explorer la question de la nature humaine. C’est un grand tabou, c’est un grand interdit aujourd’hui. On n’a pas le droit de se questionner, enfin, bien sûr qu’on a le droit, mais c’est très mal vu de se questionner sur le « nous ». Qu’est-ce qui nous fait « nous » en commun ? Qu’est-ce qui me fait être moi, génétiquement, cognitivement, dans la formation de mon esprit, exactement le même que : d’une part mes ancêtres il y a 40 000 ans (cognitivement on sait qu’on était quasiment les mêmes, voire strictement les mêmes[9]) ou le même aujourd’hui que celui qui souffre en pleine déshérence économique au Liban, ou un Sentinelle ? Les Sentinelles[10], ce peuple d’une île dans l’océan Indien qui va au cours de ce siècle subir le réchauffement climatique, c’est-à-dire probablement des gros dégâts sur les forêts dont ils dépendent, alors que ces peuples n’ont rien demandé : ils ont fait fuir tous ceux qui ont essayé d’entrer sur leur île depuis des décennies. Ils n’ont rien demandé et pourtant ils vont subir le dérèglement climatique, et je dois questionner le fait qu’ontologiquement, dans notre définition biologique et cognitive, on est les mêmes.

Il faut retrouver le commun autour de circonstances évolutives très différentes. Si on comprend qu’en fait nous avons tous la même potentialité adaptative, qu’on est tous des humains, et qu’on a rencontré des histoires différentes qui font qu’aujourd’hui il y a des types d’adaptation au monde qui sont tous extrêmement différents, mais que tout ça s’est fait beaucoup plus autour du hasard que d’une essence, on progressera intellectuellement et moralement beaucoup. On ne peut pas diviser l’humanité de façon arbitraire. C’est très grave de faire ça. Et ça me fait très peur, parce qu’on sait ce que peut devenir la politique au titre d’une quête de pureté, quelle qu’elle soit.

JD : Oui, y compris au sein d’une même nation, comme tu le disais, à partir du moment où on commence à ne plus écouter l’autre parce qu’on estime que son discours est inaudible, ça mène à des sociétés extrêmement divisées, dans lesquelles tout consensus ne peut plus être construit et donc on arrive fatalement à une forme d’autoritarisme et ce n’est pas ce qu’on souhaite si je comprends bien.  

Pour finir, est-ce que tu as un conseil à me donner pour les trois prochaines années pour continuer de faire Sismique, de le développer, que ce soit une manière de poser les questions, d’écouter des sujets dont il faudrait absolument parler, des personnes à rencontrer ? Je profite de t’avoir pour te poser cette question sur le projet.

VM : Des personnes à rencontrer, je ne saurais dire, je pense qu’on peut largement étendre la réflexion très au-delà de la fameuse collapsosphère, qui finalement ne veut rien dire. Mais tu le fais déjà, je n’ai pas vraiment de conseils à te donner sur ce plan.

On n’a pas pris le temps de redéfinir ce que ça voulait dire un effondrement ou un déclin. Beaucoup de choses ont été dites qui ne tiennent pas la route autour de ce fameux effondrement massif, définitif, inéluctable et avec 3 milliards de morts en cinq ans[11]. Beaucoup de choses assez embarrassantes ont pu être dites. Peut-être effectivement ouvrir à des discours plus nuancés sur cette question-là, mais tu trouveras très facilement des auteurs qui font progresser le débat là-dessus.

JD : Oui j’ai l’impression pour le coup de ne pas avoir centré le podcast sur ces sujets-là.

VM : Je n’ai pas de conseils à te donner. Par contre une réflexion qui est importante. On a beaucoup de propositions politiques, comme je le disais, qui pourraient tenter de glisser certaines choses sous le tapis, de dissimuler certains problèmes au titre de leurs récits. C’est ce que j’appelle depuis quelques temps le « collapswashing[12] ».

Quand on fait une proposition – que ce soit une proposition de décroissance ou de transhumanisme – dans un avenir contraint, celle-ci va devoir gérer la négativité. C’est-à-dire qu’il y a de toute façon des personnes qui vont subir des choses « moins bien » : perte de salaire, perte de sécurité, perte de soins et d’alimentation éventuellement. Il est très important de ne pas l’invisibiliser stratégiquement. Il faut lever tous les voiles sur les difficultés que vont pouvoir ou vont devoir subir certains humains au titre de récits censés être positifs, dans un avenir bienveillant, censés pouvoir faire en sorte que toute chose soit vertueuse et bonne au titre qu’on s’adapterait à un monde en déclin. C’est un risque important. Faire attention à n’oublier personne dans les récits de demain.

JD : Merci beaucoup Vincent, et puis continue ce que tu fais. Merci beaucoup de t’être prêté à ce jeu.

VM : Merci beaucoup Julien, ça a été un plaisir et à très bientôt.

JD : Voilà. Je vous laisse avec un petit mot pour la fin. Il y a trois ans donc je lançais ce podcast avec pour but de mieux comprendre le fonctionnement de notre monde et les grands enjeux actuels. J’y vois aujourd’hui beaucoup plus clair évidemment, et je perçois aussi à la fois bien mieux la complexité et l’importance des sujets écologiques, énergétiques, technologiques ou sociétaux. Je suis maintenant convaincu que nous allons être amenés à vivre, tous, des changements profonds, que nous devrions nous efforcer de beaucoup mieux anticiper. Donc je vous invite à continuer de m’accompagner dans ma démarche, dans cette enquête la plus ouverte possible, pour encore quelques temps. Pour en savoir un peu plus, rendez-vous sur sismique.fr, pour y découvrir plus de contenu, des analyses et pourquoi pas rejoindre la communauté Sismique pour participer à la conversation. Merci encore pour votre écoute.

Références :

[1] Écouter notamment la Conférence “Le rejet de sa responsabilité comme moteur de l’action humaine passée“, Adrastia-Unipoly, Université de Lausanne (UNIL) – 06.05.19

[2] Interview par Bon Pote : Imaginer l’économie de demain : la décroissance, par Timothée Parrique. Thèse à télécharger en cliquant sur ce lien.

[3] Thierry Ribault, Contre la résilience : À Fukushima et ailleurs, L’Échappée, Paris, 2021

[4] Daniel Quinn, Ishmael, éditions Libres, 2018

[5] Géo : Bruno Latour, observateur de la lutte des “classes géo-sociales”

[6] Delphine Batho, Écologie intégrale : Le manifeste (postface Dominique Bourg), Éditions du Rocher, Monaco, 2019

[7] « La santé moderne est extrêmement émettrice de gaz à effet de serre (GES) : 35 millions de tonnes équivalent CO2 par an, 5% de l’empreinte carbone de la France. Et, de fait, elle est aussi extrêmement dépendante des combustibles fossiles. » Libération : La contrainte écologique : un danger pour notre système de santé ?

[8] Dichotomie à l’axe (Vincent Mignerot)

[9] Le cerveau « moderne » semble ancien de plusieurs centaines de milliers d’années. Son évolution la plus récente pourrait être son adaptation à une éventuelle « autodomestication » de l’humanité.

[10] Les Sentinelles sont un peuple chasseur-cueilleur qui vit coupé du monde extérieur sur l’île de North Sentinel, dans les îles Andaman, un archipel de l’océan Indien faisant partie de l’Inde. (Wikipédia)

[11] Yves Cochet : Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, Paris, Les Liens qui libèrent, 2019. Voir aussi : « Ce n’est pas « il faut », mais « il va y avoir » une réduction massive de la population, avec la disparition en moins de dix ans, je pense, de la moitié de la population mondiale, ce qui laissera environ 3 milliards d’êtres humains sur Terre. » dans Le Point : Il faudra s’entraider ou s’entretuer » : interview apocalyptique avec Yves Cochet

[12] Collapswashing

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