L’Univers n’existe pas, il passe
« Notre Univers est-il ouvert ou fermé ?
La cosmologie ne se fourvoie-t-elle pas en tentant de répondre à cette question obsessionnelle ? »
Christian Magnan, Collège de France
Une question taraude les astrophysiciens : l’Univers est-il un système ouvert ou un système fermé ? Dit autrement : d’où provient l’énergie qui alimente son évolution, son expansion ? Provient-elle de son intérieur, par une forme d’« énergie sombre », ou est-il « ouvert » sur quelque chose, à définir, qui l’alimenterait et l’empêcherait de se trouver dans un état dit de stabilité thermodynamique ? Si, comme l’envisageraient certaines recherches à ce sujet, l’évolution générale des structures qui constituent l’Univers tend vers la maximisation de la dissipation de l’énergie (MEP : Maximum Entropy Production), d’où provient cette énergie ?
Il faut résoudre le paradoxe d’un Univers qui doit à la fois être toute chose (un système fermé) et pour autant trouver ressource suffisante à maintenir le déséquilibre thermodynamique qui permet sa complexification progressive.
Et si, au lieu de puiser ses ressources en quelque lieu interne ou externe providentiel, l’Univers les puisait à… hier ?
Nous pensons en trois dimensions, et nous pensons en temporalité. Mais rien ne dit que l’Univers soit intrinsèquement une structure tridimensionnelle à l’intérieur de laquelle s’écoulerait le temps. Au contraire, tout ce que nous pouvons observer de l’Univers pourrait n’avoir aucune dimension, et ne générer de l’observable que parce que les dimensions apparaîtraient au fur et à mesure du passage du temps.
La source même de l’énergie qui donne forme à tout ce qui fait monde pourrait n’être que l’écoulement du temps, et rien n’aurait d’existence en-dehors de cet écoulement. La provenance du réel et de son agencement ne serait que le précédent de l’instant au profit de l’instant toujours en train de se faire.
Nous avons peut-être trouvé l’ouverture, l’extérieur de l’Univers. Cette altérité à la totalité de ce qui peut être ne serait que cette même totalité qui se consommerait elle-même pour assurer sa propre pérennité.
Cela ne serait pas sans conséquence. Si tout prend forme à partir de la consommation de tout instant précédent la forme, alors tout instant précédent… disparaît définitivement ! Il n’y aurait pas alors d’hier physique, nulle part dans l’Univers. Tout ce qui aurait eu lieu serait annihilé à chaque instant, au profit de la continuation de la totalité.
C’est ce que nous pouvons envisager du réel et qui pourrait répondre à la question de l’ouverture : l’Univers n’aurait aucune existence d’aucune sorte dans aucune dimension en-dehors de celles que génèrerait l’instant.
Hier n’existerait plus du tout. Demain n’existerait pas encore.
Tout ne serait que perpétuel glissement.
L’essai La solitude est impossible envisage ce glissement :
2.4.7 Les propriétés de l’Univers
Il ne préexiste aucune forme, aucune propriété, aucune dimension et le temps n’existe pas en dehors du lien. L’Univers n’a pas d’autres propriétés que celles définies par les relations entre les objets qui le constituent. L’Univers n’admet l’espace que parce que des liens se tissent en lui et le temps que parce que ces liens ne sont jamais identiques à eux-mêmes.
En considérant le passé comme source permettant la génération pérenne des propriétés de l’Univers, il n’y a plus besoin d’extérieur localisé ou d’altérité physique pour justifier d’un gradient thermodynamique. En outre toute existence devient contrainte d’ajuster ses besoins en fonction de ce qui est disponible dans l’instant précédent, les calculs n’ont alors plus d’inconnues et il ne peut rien manquer. Ce serait imaginer un Univers qui conserverait une permanence de sa structure qui impliquerait un déficit d’apport énergétique. S’il n’y a pas de permanence, tout est forcément là.
Nous pouvons regarder autour de nous, n’importe quel objet, inerte ou vivant, quel que soit son éloignement : l’écran d’ordinateur, le livre sur le bureau, le chat endormi sur le fauteuil, la lumière clignotante sur l’aile de l’avion aperçu par la fenêtre, la lune qui le surplombe ou n’importe quelle étoile encore au-dessus. Que voyons-nous, hormis l’instantané ? Rien. Rien ne dit dans notre observation que chaque instant précédant cette observation soit encore existant.
Rien, hormis notre souvenir, et telle pourrait être l’origine de notre fourvoiement. Parce que notre esprit est capable de rendre permanents, par fixation mnésique, des objets qui dans le réel n’ont aucune continuité, nous aurions préféré considérer l’Univers selon cette possible permanence, contre toute mesure (rien n’a jamais été mesuré qui se trouve physiquement dans le passé) et, finalement, contre toute logique.
Le biais de représentation qui nous empêche de considérer que l’en-dehors de l’Univers pourrait n’être rien d’autre que le passé est la forme même des objets que produit notre pensée : s’ils sont parfois mobiles, dynamiques ils sont toujours encapsulés, avec un dehors et un dedans existant simultanément. Nos objets de pensée ont des frontières, un contenu et un contenant. Mais ces objets ne sont que des constructions uniquement possibles grâce à la mémoire, et ils n’obtiennent le statut de potentialité réelle que parce qu’ils sont projetés sur le monde comme des interprétations statistiquement cohérentes de celui-ci (voir les modèles bayésiens de la perception / cognition : la conscience ne serait composée que de la projection pour l’esprit d’informations provenant de notre expérience passée). Dans l’instant, nous côtoyons bien des objets en trois dimensions. Il est donc pertinent que notre esprit préfère travailler spontanément avec des objets en trois dimensions. Mais cette conception spatialisée ne peut rien dire de ce qui est en-dehors de l’instant. Ces projections, valides pour assurer la pertinence de notre relation avec les écrans, les chats et les avions, si elles nous persuadent que ces objets ont une certaine continuité, ne garantissent en rien qu’il en soit de même en-dehors de ce mouvement de projection mentale d’engrammes passés. Le chat pensé n’est pas du tout le chat réel, et le chat réel ne saurait exister si chaque instant de son propre passé n’avait pas totalement disparu ! Comment pourrait-il être lui-même dans une cumulation de toutes ses configurations précédentes ?
La capacité de notre esprit à considérer les objets comme étant continus, qui lui est possible parce qu’il n’a pas besoin de considérer aucune “source” pour constituer des objets de pensée nous trompe sur le réel qui, lui, est incapable de maintenir l’écran allumé, le chat vivant, l’avion en vol et les étoiles brillantes sans apport permanent d’énergie (ou sans dissipation permanente d’énergie, sans augmentation globale de l’entropie). Les objets de pensée peuvent ne pas subir l’entropie, mais ce n’est le cas d’aucun objet réel.
La permanence est une construction de l’esprit, non une réalité, et c’est peut-être raisonner à rebours de penser que le monde puisse subsister au-delà de l’instant.
Nous nous sommes trompés sur l’ouverture de l’Univers parce que nous avons cherché sa source en-dehors de lui, comme pour nos objets de pensée leur justification est autre à eux-mêmes, fournie par une altérité qui leur est à la fois intérieure et extérieure. Notre cosmogonie semble être sous l’influence de notre talent à la réification : nous avons tendance à concevoir le réel comme notre esprit le reconstruit pour lui donner sens pour nous.
Mais tout ce que vous observez – et vous-mêmes ! – est déjà effacé au moment de l’observation et ne tient pour de futures mesures que par le privilège circonstanciel d’avoir bénéficié auparavant de suffisamment d’énergie pour être constitué de liens tant soit peu solides (n’importe quel objet) ou d’être entretenu par un apport d’énergie suffisamment stable ou régulier (structures dissipatives, êtres vivants). Que les liens rompent ou que l’énergie manque et l’effacement est sûr, et définitif.
Le passé et l’avenir n’ont aucune existence d’aucune sorte. Seul l’instant est, qui glisse de lui-même vers lui-même sans rien atteindre qui préexiste devant et sans rien laisser derrière lui.
L’illusion de la permanence du passé est puissante, nous avons vraiment l’impression que les objets avec lesquels nous sommes en relation peuvent disparaître d’un monde constant (s’user, se casser, vieillir, mourir au cœur d’un environnement stable). Mais la norme est plus sûrement le néant, et seuls se maintiennent les objets qui parviennent contre le néant à maintenir leurs liens définissants. Dans le passé, il ne reste pas l’ancien présent, il n’y a plus rien, et s’il n’est pas possible de voyager dans le temps*, ça n’est pas tant pour des raisons logiques que pragmatiques : il n’y a de matérialité que dans l’instant, demain comme hier n’existent pas.
Bien sûr, nous observons le passé dans le ciel et nous comprenons que les étoiles que nous contemplons sont âgées, mais cela n’est dû qu’à la vitesse limitée de la transmission de l’information qui nous provient d’elles (vitesse de la lumière). Derrière le message qui nous vient des astres il n’y a plus aucune réalité qui corresponde en aucune façon au contenu de ce message. De même, que la mesure du fond diffus cosmologique soit possible ne dit rien de la forme actuelle de l’Univers, ce fond n’est pas aujourd’hui physiquement une entité localisée quelque part. Le fond diffus cosmologique s’est évanoui à l’instant de son apparition, comme tout le passé de tout l’Univers dont nous observons un instant d’hier a définitivement et totalement disparu.
En reprenant les hypothèses proposées dans l’essai La solitude est impossible (parties 1 et 2 : la solitude est impossible, tout n’existe que pour annuler la solitude), l’Univers ne serait qu’une entité seule et sans propriétés initiales qui, ne pouvant ontologiquement pas rester seule s’autoengendrerait en permanence dans la propre constitution interne du réseau de relation d’objets qui annulerait sa solitude. Ce réseau de liens manifesterait des propriétés physiques et spatiales de l’Univers (quelles que soient ces propriétés), l’irrévocabilité du mouvement générerait le temps et sa linéarité.
L’Univers trouverait dans le temps, par cet inéluctable processus d’autoengendrement, la source de son existence, il proviendrait d’un moment extrêmement chaud et simple et s’étalerait vers un état froid, plus stable, après avoir envisagé toutes les configurations complexes possibles (voir La solitude est impossible, §2.4.18 Entropie).
Nous pouvons aussi le résumer ainsi : nous regardons le monde et ce que nous voyons dans l’instant ne serait que l’interface entre le non-existant que nous appelons passé et futur, qui ne prendrait provisoirement forme que par l’écoulement dissipatif.
Ou encore : le gradient assurant le permanent déséquilibre thermodynamique de l’Univers serait à trouver entre hier et demain, le réel de la dissipation étant l’instant généré à cette interface, qui se ferait matrice des objets et du temps.
L’Univers serait à la fois ouvert – son expansion se poursuivrait indéfiniment et il deviendrait de plus en plus froid et de moins en moins dense – et fermé – il serait autosuffisant pour assurer indéfiniment son expansion, il n’y aurait rien en-dehors de lui – et toute sa géométrie ne se dessinerait qu’à l’interface entre son passé et son futur.
L’Univers n’aurait intrinsèquement aucune propriété prédéfinie ni de temps ni d’espace, celles-ci n’émergeraient que par le glissement, l’Univers serait fermé et sa seule ouverture serait de se consommer lui-même à l’infini.
La question finalement est peut-être moins de savoir si l’hypothèse de l’inexistence d’hier est acceptable, que d’estimer comment il pourrait en être autrement. Comment l’Univers pourrait-il entretenir son passé ? Il ne le peut probablement pas, il utilise toute l’énergie disponible pour entretenir le présent, et c’est en cela que le temps passe.
Note :
L’illusion de l’existence, la virtualité de l’Univers, la matière comme pure information… toute la sémantique de l’évanescence et de l’insaisissabilité qui tente de qualifier le réel pourrait avoir comme origine la tentative d’expression d’une intuition non encore aboutie qu’en effet, le réel n’existerait pas, pas en-dehors de sa fine membrane d’apparence instantanée. La matière ne serait bien que de l’énergie, énergie qui ne ferait lien que dans la mesure où elle ferait temps.
Repères :
L’hypothèse défendue ici est celle d’un présentisme absolu, qui trouverait sa justification – et sa vérifiabilité – en ce que ce présentisme serait une propriété thermodynamique de l’Univers. Cette hypothèse contredirait les notions d’Univers bloc (l’espace-temps existe de toute éternité, il est statique, et c’est notre présence en tant qu’observateur qui crée l’impression que le temps passe), ainsi que la notion de « possibilisme » (ou non-futurisme : seuls passé et présent existent).
En introduisant la problématique du biais projectif, qui est une conséquence naturelle de la capacité de notre esprit à construire des objets aux propriétés différentes des objets réels (en particulier des objets permanents, voir La solitude est impossible, partie B : La reconstruction du réel), le présentisme tel qu’il est proposé dans cet article reste compatible avec les différentes acceptions philosophiques de temporalité et de durée, qui seraient contenues dans le cadre de ce que peut produire l’esprit pour interpréter le monde.
Depuis la quasi inaccessible expérience intérieure de l’enfant jusqu’à la grande variété des expressions de la sénescence en passant par le psychopathologique, par le profil le plus « neurotypique » ou par le très large spectre des expériences de conscience modifiée par la prise de substances psychotropes, il est sûr que la perception, la conception, la mise en forme du temps et de l’espace par les seuls outils physiques et mentaux dont nous disposons ne garantit en aucune façon que nous ayons un accès spontanément fiable au réel. Par l’esprit, tout est possible !
Le présentisme semble compatible avec les questionnements des modèles actuels, en particulier avec ce que dit la théorie de la relativité : deux évènements simultanés dans un certain référentiel ne le sont pas dans d’autres référentiels. L’hypothèse est bien celle de la non existence du passé, quel que soit l’observateur et quelle que soit sa position. Chaque référentiel peut bien « percevoir » les évènements à des moments éventuellement différents, cela pourrait n’être dû qu’à la constante de structure qu’est la vitesse de circulation de l’information (vitesse de la lumière), sans attester que le passé de ce qui est observé, quel que soit le décalage, soit encore physiquement existant. En outre, si les propriétés de l’Univers sont isotropes et que nous constatons que les objets proches de nous n’ont pas de permanence, comment le bloc Univers pourrait-il lui, être permanent ?
Finalement, face à la question de la structure de l’espace-temps, les sciences dures comme la philosophie la plus spéculative pourraient être engoncées dans l’aporie cognitive autoréflexive de toujours être contraintes d’analyser leur propre biais d’observation et de préférer croire en ce que crée l’esprit faisant office de réalité, plutôt qu’en ce que pourrait être la réalité en-dehors de toute existence de l’esprit. Parce qu’il serait trop angoissant de n’y trouver aucune forme ?
*hormis dans le futur mais relativement. Le présent du voyageur reste son présent.
Qu’appelez vous le présent ? En effet la théorie de la relativité à démontrée qu’il y a autant de temps propre que de référentiels en mouvement. Ainsi la simultanéité n’existe pas, hormis dans un même référentiel.
Il n’y a pas de temps universel, donc il parait difficile de dire ce qu’est le présent de l’univers.
Ce n’est qu’une réflexion que j’apporte à votre article , qui manque selon moi de démonstration probante, même si je le trouve intéressant.
Bonjour,
Votre texte défini quelque chose qui s’apparente, pour moi, à ce qu’on pourrait appeler une onde (peut-être de ce qu’on appel énergie). Une onde, elle passe, elle n’a pas de passé ni future et elle tire sont énergie d’elle-même pour se “propager”. Mais une onde de complexité extraordinaire (Univers). On serait “dans” l’onde, ni avant ni après.
Personnellement. ça m’a aidé pour (essayer) d’imaginer le réel selon votre théorie qui m’a convaincu.