Intuition et collapsologie
Crédit : Nathan Coley
Le 26 octobre 2017 j’ai eu le plaisir de participer, avec Laurent Testot, auteur du passionnant ouvrage Cataclysmes, à l’émission La Méthode Scientifique, sur France Culture. L’intitulé de l’émission était : « Existe-t-il une science du pire ? ». Le journaliste Nicolas Martin souhaitait questionner la pertinence de la création d’une nouvelle discipline dédiée à l’étude du risque d’effondrement de la civilisation thermo-industrielle.
La collapsologie, qui envisage l’étude de ce risque, est parfois considérée comme susceptible de devenir une discipline scientifique à part entière. Elle se définit, selon ses initiateurs, comme « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus. » (définition depuis le site collapsologie.fr, en date du 24 avril 2018). Le terme est un néologisme proposé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, auteurs du livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015).
Si j’ai pu défendre lors de l’entretien le projet ambitionné par la collapsologie, en tout cas son intention transdisciplinaire, j’ai également émis des réserves quant à certains débords possibles pour les collapsologues, en raison en particulier d’un manque de clarté dans la définition d’un cadre méthodologique de référence. Au regard de ce manque, par prudence, et bien que mes travaux explorent également l’évolution de nos sociétés en contexte critique, je ne me revendique pas collapsologue. Je précise mieux par ce texte mon approche éthique et méthodologique de l’étude du risque de déclin ou d’effondrement, en présentant en particulier quelle a été ma propre façon de traiter, de façon générale, la question de l’intuition.
Plan :
1. Méthodologie intuitive
Mes réflexions, études, propositions conceptuelles s’appuient encore aujourd’hui sur un travail théorique initial, un essai intitulé La solitude est impossible, dont le développement a débuté à la fin des années 1990. Cet essai a été publié pour la première fois en 2008. Sa source d’inspiration est essentiellement intuitive, issue de réflexions personnelles, hors cadre institutionnel. S’inspirer de son propre vécu, de ses ressentis, se laisser guider par ses émotions pour penser et envisager une théorie sur le monde est une démarche délicate, peut-être même discutable en soi.
Se présentant comme un cadre théorique, La solitude est impossible ne se défait aucunement des contraintes de la vérifiabilité et de la confrontation à d’autres théories, seules méthodes fiables pour attester de l’éventuelle validité de ses propositions. Cet essai sera peut-être un jour contredit, je peux même le souhaiter étant donné ses conclusions sur le risque énoncé d’autodestruction de l’humanité. C’est en tout cas parce qu’il est vérifiable, opposable qu’il pourra éventuellement être réfuté.
Au-delà de la soumission au cadre scientifique de l’opposition et de la vérifiabilité, afin de faciliter l’opposition au réel de cet essai et de proposer une explication à son origine intuitive, j’ai tenté d’explorer de quelle nature avait pu être l’inspiration qui semblait avoir motivé son écriture. Le concept d’heuresthésie[1], issu de ces réflexions, a fait l’objet d’une publication en 2016 dans un ouvrage collectif coordonné par une équipe de chercheurs du CNRS. Cette publication rappelle notamment que toutes les intuitions ne mènent pas à des développements philosophiques pertinents, ni à de réelles découvertes scientifiques :
« L’heuresthésie ouvre une voie pour l’exploration de ces phénomènes qui se déroulent en amont de nous-mêmes, sur lesquels nous n’avons semble-t-il que peu de prise mais qui sont pertinents pour notre adaptation et servent même la communauté. L’heuresthésie propose également de distinguer parmi les intuitions celles dont le résultat (une hypothèse proposée) chemine vers une heuristique de celles qui relèvent de fantasmes, parfois ésotériques, qui motivent même certains au charlatanisme. » Aesthetics and Neuroscience, Scientific and Artistic Perspectives : Heuraesthesia: When Synaesthesia Fertilizes the Mind, extrait de l’ouvrage collectif du Groupe de Recherche ESARS du CNRS (2016, traduction).
Tenter de comprendre le rôle de l’intuition dans la découverte paraît primordial. Mon intuition, comme toute intuition n’a pas de valeur si lorsqu’on vérifie les hypothèses qu’elle propose, celles-ci sont fausses, évidemment encore moins si ces hypothèses ne peuvent pas être vérifiées dans le cadre de l’expérimentation et de sa reproductibilité. L’intuition dans la découverte doit rester soumise à l’objectivabilité, et dans ce cadre l’heuresthésie pourra elle-même être disqualifiée.
La collapsologie appelle à s’inspirer de ses pressentiments pour envisager l’avenir, alors que celui-ci risque de devenir de plus en plus instable et chaotique, c’est-à-dire moins prédictible. Dans un contexte de difficultés à nous projeter dans le temps il semble extrêmement imprudent, voire dangereux, de ne pas soumettre ses idées, opinions, sentiments, à une validation par un tiers neutre. N’exposer ses idées qu’à celui qui pourrait partager initialement une même prémonition potentiellement illusoire ne garantit en rien d’évoquer la réalité. Face à un avenir qui pourrait fragiliser les communautés, crisper les relations sociales, il en va de la confiance que l’on pourra porter à chacun de nos interlocuteurs que de s’assurer qu’ils ne se fondent pas que sur leur opinion personnelle pour participer à la vie commune.
Il arrive parfois que l’usage de l’intuition, et la confiance qu’on serait susceptible de lui faire soient étayés ou justifiés par l’idée que nos ancêtres (ou des communautés non soumises à notre influence culturelle) se servaient de celle-ci pour comprendre leur monde, et que cela semble-t-il apportait de bons résultats spontanément, en quelque sorte comme si leur esprit ou l’esprit en général était doté de capacités magiques. Il ne faut pas à mon sens projeter certains biais de notre construction mentale du XXIème siècle sur celle des peuples anciens qui, bien qu’ils ne revendiquaient pas utiliser la méthode scientifique telle que nous la concevons aujourd’hui, étaient assurément pragmatiques et évitaient de faire une confiance aveugle à ce que leur imaginaire leur montrait du réel sous forme d’analogies, de métaphores. Les techniques de nos ancêtres, en particulier de soin et d’exploitation de l’environnement pour l’alimentation, même si elles ont pu être le résultat d’expériences intérieures qualifiées a posteriori de magiques, ont toutes été secondairement intégrées aux pratiques en tant qu’elles obtenaient des résultats concrets pour soigner et nourrir. Les techniques inefficaces, tout aussi inspirées par des processus intuitifs ont été éliminées, selon des critères expérimentaux qui ne sont pas déconnectés, dans l’appréciation des résultats, de ceux qui ont construits la science contemporaine. Il est possible que la conceptualisation candide d’une intuition capable d’interpréter simplement par elle-même le monde, sans sanction par l’expérience soit une construction culturelle très récente, entremêlée de toute-puissance et d’illusion du libre arbitre, deux fantasmes qui n’étaient d’ailleurs en rien les substrats des cultures des peuples humains les plus anciens (Par-delà nature et culture, P. Descola).
Parce qu’elle aurait aussi accordé une trop grande confiance à l’intuition – à la volonté, au désir, à l’opinion personnelle – la science “moderne” elle-même, ou plutôt sa mise en œuvre technique et politique, pourrait se retrouver confrontée à des errances importantes, peut-être même graves dès lors qu’elle soumettrait certaines de ses conclusions ou ambitions à l’exigence de la vérifiabilité et de l’expérimentation. À ce jour par exemple, aucun argument théorique, aucune confrontation expérimentale n’atteste qu’il soit possible pour l’humain de “protéger l’environnement”, ni que les énergies puissent se substituer les unes aux autres et permettre une transition énergétique vertueuse. De même, un principe de précaution équilibré et bienveillant pour notre prochain devrait faire poser en premier lieu l’hypothèse que l’humanité, malgré ses talents et sa conscience d’elle-même, est potentiellement incapable de faire dévier sa trajectoire évolutive, à la perspective funeste selon les indicateurs de dégradation biosphérique. Rien ne permet d’être certain que notre évolution n’est pas parfaitement déterminée et que notre volonté ait de l’influence sur elle. D’une façon générale, rien de ce qui n’est vérifié ne peut avoir de valeur pour solutionner nos problèmes, même si cela a l’apparence de l’évidence, même en science.
S’il faut toujours soumettre notre avis à la méthodologie scientifique afin d’éviter l’influence de nos désirs sur ce que nous comprenons du monde ou voudrions qu’il devienne, je ne défends pas pour autant la science en tant qu’objet sacralisé, irréprochable. Cela serait retomber dans les travers de la toute-puissance et de la confiance aveugle dénoncés plus haut. La transition énergétique par exemple est bien un objet scientifique (discuté à la fois par les sciences dures et par les sciences sociales), mais sa réalisation, c’est-à-dire l’étayage du slogan initial sur des hypothèses scientifiques est à ce jour de la pure spéculation (voir notamment l’hypothèse du renforcement synergique des énergies). Il s’agit donc ici de rappeler que c’est à partir du réel que nous devons estimer ce que nous sommes et ce que nous pouvons faire, non à partir de ce que nous souhaitons, et qu’il existe des méthodes fiables pour passer outre nos désirs et ajuster ce que nous comprenons des possibles à ce qu’ils sont réellement.
Si envisager que tous nos désirs sont réalisables peut être momentanément rassurant cela peut aussi se révéler toxique, en tant que les réalités virtuelles que notre esprit façonne et auxquelles nous croyons nous dissimulent parfois de façon très efficace la réalité, dont les contraintes peuvent rester retorses à nos fantasmes et nos imaginaires. Dans quelque domaine d’exploration que ce soit, il est primordial de ne pas se laisser guider par des raisonnements à rebours, le monde ne se conforme pas toujours à ce que nous voudrions qu’il soit.
Écouter les manifestations les plus étonnantes de notre corps et de notre cerveau, mais procéder à toutes vérifications des possibles de façon méticuleuse c’est défendre qu’il n’y a pas de voie unique et prédéfinie à la découverte et à la créativité, tout en évitant autant le charlatanisme que le scientisme.
2. Intuition et politique
Après avoir précisé à quelle contrainte méthodologique, à titre personnel, je soumets l’appréhension de l’avenir, et en prolongeant la réflexion autour de la définition d’un cadre à l’étude du risque de déclin sociétal, je peux préciser quelles positions politique et morale j’adopte face aux effets sur nos sociétés de la destruction progressive de l’équilibre écologique vital.
Alors que ma réflexion sur l’avenir écologique de l’humanité est initialement exclusivement théorique, je ne l’ai jusque-là associée à aucun discours politique. Malgré tout, je comprends désormais mieux qu’être un relais pour la société des effets potentiels de la fin des ressources et de la destruction de l’environnement implique des enjeux politiques, au sens premier du terme, celui « d’organisation de la cité ».
Mon travail n’est pas neutre sur ce point, je promeus en effet la prise en compte des enjeux écologiques et de risque d’effondrement à toutes les échelles de nos sociétés, ce que j’appelle le « principe de responsabilité autonome », en opposition à la défausse perpétuelle et stérile de nos responsabilités respectives dans les exactions commises contre l’environnement. J’inscris ce principe de responsabilité autonome dans un projet plus vaste de « singularité écologique », qui dessine un horizon d’évolution, peut-être d’élévation, pour l’humanité. L’admission que le développement économique humain atteindra un climax, un pic – probablement le dernier – est lourd de conséquences et doit devenir un point focal prioritaire, une perspective incontournable afin d’éviter les mauvaises surprises, les chocs, qui assurément nous feront prendre de mauvaises décisions, des décisions impulsives, potentiellement génératrices de violence.
Si l’étude du déclin humain apportera des éléments de connaissance éventuellement utilisés à des fins clivantes, je reste convaincu que la recherche sur ce sujet doit au préalable rester neutre politiquement, au sens de non partisan. Le risque de rupture concerne tous les humains, quels qu’ils soient, quelles que soient leurs idées politiques, leurs croyances. C’est dans l’acceptation de l’existence de toutes ces différences que la cité devrait d’ailleurs idéalement s’organiser, afin que ces différences soient non seulement reconnues mais aussi que toutes puissent travailler ensemble à l’adaptation de la société au nouveau contexte écologique et économique.
Mais l’acceptation de l’existence de tous les points de vue, la défense que tous puissent exister et coexister n’est en aucune façon les considérer tous comme équivalents, justement, pour organiser la cité.
3. Intuition et morale
Si l’on souhaite sincèrement œuvrer pour le commun, pour l’ensemble de la communauté, dans toute sa richesse et diversité, la neutralité partisane a alors des conséquences sur le plan moral. Je défends que la condition sine qua non à la constitution d’une société pérenne, adaptable, résiliente (au sens de plastique : relatif au modelage, à la capacité d’assumer une transformation de façon souple) tient notamment en la défense absolue de l’intégrité du corps social contre tout ce qui pourrait entraîner sa division, son éclatement. Les perturbations économiques et écologiques vont demain être à ce point difficiles à vivre que les mutations de nos sociétés, face à l’augmentation du stress adaptatif pourront être les plus ambitieuses et rudes que l’humanité ait jamais connues. Nous devons absolument nous prémunir de toute émergence – et prise d’influence – d’idéologies qui sont connues pour être nocives dans l’organisation de la vie commune. Je me positionnerai alors toujours contre les lâchetés, les défausses de responsabilité et les décharges pulsionnelles sur autrui, quel qu’il soit. Dans l’ensemble je réprouve l’indexation de l’adaptation de nos sociétés sur la peur, à plus forte raison que les émotions, les pulsions, sans encadrement raisonné, constituent le terreau à la justification de toutes les violences.
Si les études semblent montrer que certaines situations de catastrophe font apparaître des comportements d’entraide (L’Entraide : L’autre loi de la jungle, G. Chapelle, P. Servigne), il ne faut sans doute pas généraliser arbitrairement des constats valables singulièrement pour des perturbations de causes exogènes (tremblements de terre, ouragans…) ou subites (terrorisme, catastrophe technologique). Il est important de les différencier des réactions possibles face à des situations de crises endogènes prolongées, internes à l’humanité, qui laissent le temps à la désignation de boucs émissaires et qui peuvent atteindre l’intégrité du tissu social. Une rupture économique qui entraînerait une augmentation rapide des inégalités, du chômage, des difficultés pour l’accès au soin, des pénuries prolongées, un déclin global ou un effondrement… ne garantit pas une solidarisation ni spontanée ni sur le long terme. Ce second type de catastrophe, s’il n’est pas anticipé, géré par une collectivité vigilante, prévenante est potentiellement générateur de tensions qui peuvent mener à l’hostilité de tous contre tous. Risquer des généralisations à partir de situations qui ne sont pas comparables pourrait nous faire adopter des stratégies inadaptées, aux résultats contraires à nos attentes. L’arbre évolutionnaire des primates, autant pour nous, humains, que pour les chimpanzés semble montrer que pour des raisons de reproduction ou de concurrence autour de ressources rares, nous sommes enclins non à l’entraide mais au conflit et à la scission des communautés.
Anticiper le risque de déréliction sociétale passe donc nécessairement, à mon sens, et au-delà d’une vision naïve sur les capacités espérées spontanées de solidarisation des communautés humaines dans les circonstances difficiles, par une grande fermeté quant au risque d’immiscion des programmes de division et de haine dans la gouvernance, par une intransigeance totale envers les discours qui jouent avec les émotions afin d’infantiliser leur audience et la manipuler plus aisément. Je considère en particulier que les questions de l’identité, du territoire, des frontières, des inégalités – toutes particulièrement liées à la perspective de déclin sociétal global – peuvent et doivent être traitées par la communauté sans être abandonnées à des idéologies rétrogrades, dont l’histoire et l’actualité montrent qu’elles ne se nourrissent que de peine et de peur. L’échec historique et actuel des partis politiques humanistes à se confronter aux questions fondamentales qui définissent un peuple et lui dessinent un projet ne doit en aucun cas être un prétexte pour demander leur avis sur ces questions à ceux dont l’ambition est d’obtenir le pouvoir par la séduction, le double discours et le parasitage.
Il faut écouter toutes les opinions, en tant qu’elles témoignent toutes d’une part de la réalité qu’il faut prendre en compte pour envisager l’avenir. Pour autant la neutralité partisane n’est en aucun cas la complaisance envers les extrêmes, a fortiori alors que le contexte d’adaptation se durcit déjà de lui-même. Envisager d’ajouter aux difficultés inéluctables des difficultés sociales évitables me paraîtrait relever d’un manquement éthique élémentaire.
4. Déconflictualisation ?
Mon besoin de me positionner sur les plans méthodologiques, politiques et moraux dans le paysage de la prospective écologique et économique ne réfute pas ce que j’ai proposé avec la « Loi de la dichotomie à l’axe »[2]. Il est bien possible que quoi que pense l’humain de son existence, quoi qu’il en éprouve, quels que soient ses choix pour s’adapter et évoluer, cette existence soit régentée par des lois sur lesquelles il ne peut rien, qui ne dessinent peut-être qu’une seule voie pour l’avenir, que j’appelle « axe évolutif »[3]. Je n’ai aucunement l’illusion de pouvoir faire dévier la trajectoire de l’humanité. Que d’aucuns puissent estimer en être capables me paraît même tout à fait déraisonnable. Je comprends que chacun se place à l’endroit de la pensée et de la communauté où il se sent le mieux, en réaction, en opposition à des idées différentes des siennes, auxquelles il ne peut souscrire. C’est ce qui fonde pour moi la « dichotomie » autour de l’axe : une irréductible dynamique de polarisation des conflits qui peut donner l’impression, illusoire à mon sens, de pouvoir influencer le cours de choses selon ses propres exigences personnelles.
Cette irréductible réciprocité régulatrice des positionnements, la complexité et la plasticité du mouvement d’opposition pourraient empêcher toute écriture réellement choisie des futurs, ceux-ci étant par ailleurs indexés sur des paramètres physiques et des principes d’évolution qui n’ont certainement que faire de ce que nous pouvons attendre d’eux. L’adoption préférentielle de telle ou telle position autour de l’axe évolutif reste pour autant possible. Être convaincu de ne pas pouvoir orienter le cours de l’évolution ni ne révoque la possibilité que l’avenir se passe dans les meilleures conditions souhaitables, ni n’annule la légitimité de défendre une façon d’aborder l’existence plutôt qu’une autre. Quelle que soit la perspective pour demain il est compréhensible qu’on puisse se trouver bien par exemple à ne pas partager le positionnement éthique que je décris dans ce texte, et qu’on s’y oppose. Il est tout à fait envisageable qu’on puisse penser (croire !) qu’il est rigoureux et acceptable de rendre équivalents science et pseudo-sciences, humanisme et haine de l’autre, que la raison de ces choix soit le défaut intrinsèque d’intégrité ou la complaisance stratégique.
Mais au-delà de nos positionnements respectifs autour de l’axe évolutif, l’ultime objectif que nous pourrions viser, en nous appuyant éventuellement sur les propositions faites ici, serait de désamorcer les conflits qui pourraient émerger désormais, résultant en particulier d’une anticipation de l’avenir en fonction de ce que nous imaginons de lui mais qui pourrait ne pas se réaliser. Faire des promesses que nous ne pourrions pas être sûrs de tenir entraînerait déception et frustration, potentiellement rancœur, ce qui générerait agressivité et violence envers la cause de la déception ou envers un bouc-émissaire ad hoc.
Évitons les conflits contre-productifs dans le cadre de notre adaptation au nouveau contexte écologique, qui ne feront qu’ajouter de la peine à la peine : éloignons-nous de la pensée magique sur les possibilités de nous affranchir des contraintes du physique et du biologique par la supposée toute-puissance de la volonté et de l’esprit, qui sont de terribles mensonges envers un prochain qui pourra être en mauvaise santé ou aura faim. Gardons-nous d’une lecture trop approximative ou naïve de l’organisation de la cité, entraînant par exemple la croyance en la possible indépendance vivrière à long terme dans un monde chaque jour plus instable. Sur une planète de plus de 8 milliards d’êtres humains qui croiseront peut-être tous, justement, la faim à un moment ou un autre, l’autonomie sans coordination ni système de défense collectif, maîtrisé et à grande échelle pourra susciter la convoitise et des conflits que ceux qui se seront crus affranchis pourront perdre en quelques jours, quelques heures (lire aussi : Une histoire des alternatives néorurales paysannes depuis le XIXème siècle, par Jean Autard). Tenons-nous loin aussi d’une définition trop couarde des relations entre les communautés afin de conserver leurs liens, non d’engendrer leur séparation hostile, malgré les difficultés. Rejetons dans l’ensemble les effets pervers d’une intuition sans garde-fou, rejetons les travers émotionnels et cognitifs qui sont des constructions récentes des civilisations de l’agriculture et des hydrocarbures : pensée magique, possible affranchissement du cadre de la compétition, individualisme, croyance en l’existence d’une nature idéale à laquelle nous n’appartiendrions pas et qui pourrait être protégée de notre existence.
La collapsologie se prête à « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation et de ce qui pourrait lui succéder ». Alors que le réchauffement climatique, et surtout son évolution chaotique, pourraient compromettre progressivement toute agriculture, chasse et cueillette tant soit peu fiables et suffisamment nourricières, personne ne peut évacuer l’éventualité que rien ne succède, à terme, à notre civilisation. La fin de l’humanité pour cause de destruction de l’équilibre écologique vital pour elle-même fait partie des possibles : l’acidification des océans, des lacs et des rivières, la pollution au plastique, la dispersion irréversible des perturbateurs endocriniens… pourraient en plus du climat participer à rompre les chaînes alimentaires depuis leur socle et perturber gravement notre santé. Plutôt que de rejeter, de façon assez conservatrice, l’utopie à un « après » dont la survenue n’est pas certaine, il est à mon sens primordial de penser dès aujourd’hui la forme des sociétés qui devront subir et gérer la grande transition – le grand déclin – à venir.
De nombreux modèles se présentent pour l’organisation de ces sociétés, fondés souvent sur des paradigmes opposés. Alors que la réalité sera assurément complexe et mosaïque, si nous devions malgré tout schématiser la polarité de ces modèles nous pourrions envisager d’un côté une société basée sur la considération première de son prochain, envisageant un rapport au monde fondé sur les communs et une coopération considérée non comme une fin en soi mais comme un moyen de mise en œuvre de la bienveillance, sans complaisance pour autant. Cet idéal, qui différencie et défend les apports pour l’esprit et le corps tout autant de la science que de la spiritualité protégera de ce fait la foi et les quêtes métaphysiques, tout en étant clair et rassurant sur la réalité des possibles pour la santé et l’alimentation en particulier. Ce projet pour faire société se tiendra loin de tout relativisme méthodologique, politique et moral, de tout discours confus sur les capacités de notre volonté et de nos croyances à œuvrer pour nous rendre des services concrets.
À l’opposé, un autre paradigme qui place l’individu en premier, qui considère l’inégale répartition des ressources sur la planète comme un irréductible prétexte à la privation pour autrui, qui construirait une société composée d’une constellation de micro communautés défiantes, de clans qui envisageront leur entraide comme fondement structurel de l’hostilité envers le reste du monde, ou comme justification d’une gouvernance mafieuse. Ce monde pourra imposer un standard culturel fondé sur l’intolérance et le charlatanisme pseudo-scientifique, sources à la fois de souffrances inutiles et d’illusions délétères.
D’un côté un modèle qui dépolarise, désamorce les conflits et rassemble, de l’autre un modèle indexé sur la peur, qui augmente les tensions. Je ne sais pas lequel sera sélectionné favorablement par l’évolution pour l’organisation des communautés à long terme. L’opposition entre ces deux types de société constitue même peut-être l’ultime clivage structurant, pouvant être défendu de part et d’autre de façon très ferme : la poursuite de la quête de notre vérité et la vie en commun, contre l’obscurantisme et la division.
Quoi qu’il en soit, si le second paradigme devait finir par dominer il est certain que je n’en aurais jamais été le promoteur, et je continuerai à m’opposer à toute forme de confusionnisme qui viendrait rendre imprécise la frontière entre ces projets en tous points incompatibles. En contexte de déclin économique, de perturbation grave de l’équilibre écologique vital pour l’humanité et une grande partie de la vie elle-même, la lutte contre les archaïsmes organisateurs me paraît constituer de surcroît un immense défi, des plus honorables et gratifiants.
Notes :
[1] Heuresthésie : “Possibilité d’accéder, par la perception et sans exercice d’un contrôle conscient ou volontaire, à une connaissance ou une compétence objectivable. Quand la synesthésie fertilise l’esprit.”
[2] Cette « loi » ne peut être qualifiée de loi que si le modèle dans lequel elle s’inscrit, La solitude est impossible, est vérifié. Il pourra être invalidé.
[3] Une seule voie pour l’avenir de notre univers, ce qui n’est pas incompatible avec les hypothèses sur les multivers.
Références :
Descola P., Par-delà nature et culture, Paris. Gallimard. 2005.
Feldblum J.T. et al, The timing and causes of a unique chimpanzee community fission preceding Gombe’s “Four-Year War”, American Journal of Physical Anthropology (2018). DOI: 10.1002/ajpa.23462.
Kapoula Z., Vernet M., (Eds.) Aesthetics and Neuroscience Scientific and Artistic Perspectives, DOI 10.1007/978-3-319-46233-2.
Mignerot V., Synesthésie et probabilité conditionnelle. Lire le langage de programmation de l’Univers, accéder à une théorie de tout ?, Lyon. Éditions SoLo. 2014.
Petitmengin C., L’expérience intuitive. Préface de Francisco Varela, Paris. L’Harmattan. 2001.
Servigne P., Stevens R., Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris. Seuil. 2015.
Servigne P., Chapelle G., L’Entraide : L’autre loi de la jungle, Paris. Les Liens qui libèrent. 2017.
C.M. Rochman. Microplastics research — from sink to source. Science. Vol.360, April 6, 2018, p. 28. doi: 10.1126/science.aar7734.
Testot L., Cataclysmes : Une histoire environnementale de l’humanité, Paris. Payot & Rivages. 2017.
Walker R.S., Hill K.R., Causes, conséquences et biais de parenté des fissions de groupe humain. Hum Nat. 2014 décembre; 25 (4): 465-75. doi: 10.1007 / s12110-014-9209-0.
Weiss, Linda C. et al. Rising pCO2 in Freshwater Ecosystems Has the Potential to Negatively Affect Predator-Induced Defenses in Daphnia, Current Biology, Volume 28, Issue 2, 327 – 332.e3 DOI: https://doi.org/10.1016/j.cub.2017.12.022.
Weithmann et al. Organic fertilizer as a vehicle for the entry of microplastic into the environment. Science Advances. Published online April 4, 2018. doi:10.1126/sciadv.aap8060.
Pour aller plus loin :
Le savant, l’imposteur et Staline – Comment nourrir le peuple, documentaire Arte
Rondreux V., Océans: l’acidification affaiblit les capacités respiratoires de poissons
Mussat L., Perturbateurs endocriniens : le coût de l’inaction, Le Journal du CNRS
Podcast : La Méthode scientifique par Nicolas Martin sur France Culture – Existe-t-il une science du pire ?
Podcast : Science publique par Michel Alberganti sur France Culture – Que peut le corps ? (4/7) Exploiter son intuition
Podcast : La Méthode scientifique par Nicolas Martin sur France Culture – Pseudo-sciences : les raisons du succès
Vidéo : L’irrationalité n’est qu’un symptôme | My4Cents (Lyon)
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